mercredi 30 avril 2014

La gentrification, évidente et incertaine

Les sociologues spécialistes des questions urbaines estiment l’émergence de la gentrification aux années 50 en Angleterre (J.Y. Authier, 2008). Des personnes issues de classes moyennes intellectuelles n’ont plus voulu suivre le parcours classique en banlieues résidentielles et leur ont préféré les quartiers populaires du centre de Londres. L’habitat ancien est apparu plus charmant que la construction neuve en pavillonnaire. Plus proche des lieux culturels, moins cher, plus mixte socialement...
un habitant de Belcier - photo Emmanuelle Goïty

En France, la loi Malraux (1962), dont l’objectif était de protéger le patrimoine, a incarné ce changement de valeur face à la politique d’aménagement d’après-guerre de la table rase (par exemple le cas de Mériadeck à Bordeaux), ou de l’ex-nihilo à échelle industrielle (villes nouvelles, quartiers d’habitat social). Au moment où naît (renaît ?) ce goût pour l’habitat ancien parmi la classe moyenne, le même Malraux exprime la volonté de démocratiser la culture avec un grand C auprès des classes populaires. L’espace central de la ville deviendrait alors le lieu de l’expression politique de ces deux dynamiques et participerait du même coup à l’appropriation de la ville par ses habitants. S’y jouent aussi des dynamiques liées aux politiques nationales en matière de travail, d’études, d’immigration…

Aujourd’hui, quand nous parlons de gentrification, de quoi parle-t-on ? Nous ne parvennons pas à définir s’il s’agit d’un phénomène qui serait quasi mécanique, d’une théorie ou encore si cela sert à éviter de mettre les mains dans une machine beaucoup plus complexe : « La gentrification » est-elle aux quartiers populaires, ce que « la crise » est à l’Europe ? La hausse des prix ? L’accélération du nombre de transactions ? La présence d’intellectuels en terrasse de la pâtisserie orientale du coin suffit-il à préciser le terme ? Vraisemblablement non. Les situations se construisent différemment dans les favelas de Rio de Janeiro, à la Goutte d’or (Paris), à Florentine (Tel Aviv) à Belsunce (Marseille) ou à Saint Michel (Bordeaux). Le sens de l’histoire n’est pas le même dans tous les quartiers populaires des métropoles.

La gentrification est difficile à observer, à mesurer, à décomposer. Elle semble presque parfois volatile, impalpable, se dérobant sous nos yeux…. jusqu’à ce que nous tirions le constat que plus un ouvrier, plus un migrant n’occupent les bancs du secteur. A Bordeaux, la requalification de la place Saint-Michel est le signal d’un changement, qui suscite des inquiétudes pour les habitants et usagers. Elle interroge la relation entre l’occupation des espaces publics, le peuplement des logements, et l’évolution du tissu commercial … Si l’on transforme l’espace public, cela modifie-t-il le peuplement du quartier ? Ou au contraire, le changement vient-il de l’intérieur, de l’évolution de l’occupation des logements ? Comme si les murs se mettaient à transpirer quelque chose de nouveau. C’est une autre manière dans la ville en train de se RE-faire, de se demander « qui de la poule où de l’œuf » … Peut-être est-ce le puissant parfum du thé la menthe qui attire les badauds. Peut-être le petit étudiant devenu grand et fort veut-il rester dans le quartier…

Dix ans après la requalification de la place centrale d’Arnaud Bernard (Toulouse), quartier aux caractéristiques sociologiques proches de Saint Michel (Bordeaux), force est de constater que la gentrification n’est pas celle que l’on aurait pu imaginer. Les processus, s’ils sont en cours, sont peut-être beaucoup plus lents. Les habitants trouvent que cette place est laide car trop minérale, et ce malgré un processus de concertation élaboré. La construction du quartier d’affaires de Compens Cafarelli à deux pas n’a pas vraiment eu d’influences. La place Arnaud Bernard reste bien vivante et animée. La vie associative est toujours là. Les boucheries halal et les bazars perdurent. Les riverains continuent de râler sur les fêtards ivres et trop bruyants. L’association des commerçants veut toujours plus de sécurité. Les migrants viennent toujours y chercher de l’information, faire des affaires, boire des cafés, tenir les murs et écouter les vieux raconter leur histoire. Le mythique bar l’Autan, véritable institution qui a vu passer les Béruriers noirs, groupe punk phare des années 90, ne désemplit pas d’habitués. Pourtant, la peur de la gentrification rode toujours.

Si tous les quartiers populaires de France et de Navarre, ne vivent pas la situation de manière aussi lente, il n’est pas rare que l’on vire à coup de pelleteuses des populations ancrées depuis des décennies, comme c’est le cas pour les favelas en vue de la coupe du monde de football. Dans ce cas, nous ne pouvons plus parler de gentrification, le phénomène étant trop rapide. Il reste très compliqué de saisir sur quoi cela se joue, au moment où les choses sont sensées se jouer…

Emmanuelle Goïty, sociologue
membre de BAOBAB