un habitant de Belcier - photo Emmanuelle Goïty |
En France, la loi Malraux (1962), dont l’objectif était de
protéger le patrimoine, a incarné ce changement de valeur face à la politique
d’aménagement d’après-guerre de la table rase (par exemple le cas de Mériadeck
à Bordeaux), ou de l’ex-nihilo à échelle industrielle (villes nouvelles,
quartiers d’habitat social). Au moment où naît (renaît ?) ce goût pour
l’habitat ancien parmi la classe moyenne, le même Malraux exprime la volonté de
démocratiser la culture avec un grand C auprès des classes populaires. L’espace
central de la ville deviendrait alors le lieu de l’expression politique de ces deux
dynamiques et participerait du même coup à l’appropriation de la ville par ses habitants. S’y jouent aussi des
dynamiques liées aux politiques nationales en matière de travail, d’études,
d’immigration…
Aujourd’hui, quand nous parlons
de gentrification, de quoi parle-t-on ? Nous ne parvennons pas à définir
s’il s’agit d’un phénomène qui serait quasi mécanique, d’une théorie ou
encore si cela sert à éviter de mettre les mains dans une machine beaucoup plus
complexe : « La gentrification » est-elle aux quartiers
populaires, ce que « la crise » est à l’Europe ? La hausse des
prix ? L’accélération du nombre de transactions ? La présence
d’intellectuels en terrasse de la pâtisserie orientale du coin suffit-il à
préciser le terme ? Vraisemblablement non. Les situations se construisent
différemment dans les favelas de Rio de Janeiro, à la Goutte d’or (Paris), à
Florentine (Tel Aviv) à Belsunce (Marseille) ou à Saint Michel (Bordeaux). Le
sens de l’histoire n’est pas le même dans tous les quartiers populaires des
métropoles.
La gentrification est difficile à
observer, à mesurer, à décomposer. Elle semble presque parfois volatile,
impalpable, se dérobant sous nos yeux…. jusqu’à ce que nous tirions le constat
que plus un ouvrier, plus un migrant n’occupent les bancs du secteur. A
Bordeaux, la requalification de la place Saint-Michel est le signal d’un
changement, qui suscite des inquiétudes pour les habitants et usagers. Elle
interroge la relation entre l’occupation des espaces publics, le peuplement des
logements, et l’évolution du tissu commercial … Si l’on transforme l’espace
public, cela modifie-t-il le peuplement du quartier ? Ou au contraire, le
changement vient-il de l’intérieur, de l’évolution de l’occupation des
logements ? Comme si les murs se mettaient à transpirer quelque chose
de nouveau. C’est une autre manière dans la ville en train de se RE-faire, de
se demander « qui de la poule où de l’œuf » … Peut-être est-ce le
puissant parfum du thé la menthe qui attire les badauds. Peut-être le petit
étudiant devenu grand et fort veut-il rester dans le quartier…
Dix ans après la requalification de
la place centrale d’Arnaud Bernard (Toulouse), quartier aux caractéristiques
sociologiques proches de Saint Michel (Bordeaux), force est de constater que la
gentrification n’est pas celle que l’on aurait pu imaginer. Les processus,
s’ils sont en cours, sont peut-être beaucoup plus lents. Les habitants trouvent
que cette place est laide car trop minérale, et ce malgré un processus de
concertation élaboré. La construction du quartier d’affaires de Compens Cafarelli à deux pas
n’a pas vraiment eu d’influences. La place Arnaud Bernard reste bien vivante et
animée. La vie associative est toujours là. Les boucheries halal et les bazars
perdurent. Les riverains continuent de râler sur les fêtards ivres et trop
bruyants. L’association des commerçants veut toujours plus de sécurité. Les
migrants viennent toujours y chercher de l’information, faire des affaires,
boire des cafés, tenir les murs et écouter les vieux raconter leur histoire. Le
mythique bar l’Autan, véritable institution qui a vu passer les Béruriers
noirs, groupe punk phare des années 90, ne désemplit pas d’habitués. Pourtant,
la peur de la gentrification rode toujours.
Si tous les quartiers populaires
de France et de Navarre, ne vivent pas la situation de manière aussi lente, il
n’est pas rare que l’on vire à coup de pelleteuses des populations ancrées
depuis des décennies, comme c’est le cas pour les favelas en vue de la coupe du
monde de football. Dans ce cas, nous ne pouvons plus parler de gentrification,
le phénomène étant trop rapide. Il reste très compliqué de saisir sur quoi cela
se joue, au moment où les choses sont sensées se jouer…
Emmanuelle Goïty, sociologue
membre de BAOBAB