dimanche 25 octobre 2015

OBJECTIF LUNE - INSURRECTION #1

Cliché Maxime Couturier 

 
INSURGEONS-NOUS !
Musée social, mouvement urbain
L'observation sociologique des espaces urbains par les arts :
un modèle original de production de connaissance sur la ville ?
De Tarir à Maidan en passant par Taksim et la Puerta del Sol, les espaces publics des métropoles mondiales sont devenus en ce début de 21ème siècle les symboles incontournables des insurrections qui s’y sont déroulées. L’espace public se réaffirme ainsi comme le lieu et l’enjeu du pouvoir. Au regard de ces événements, c’est bien la question de l’espace comme lieu d’expression de la citoyenneté qui est posée. Qu’en est-il de l’espace public bordelais ? Dans quelles mesures est-il un lieu d’expression et d’appropriation  communes ? Comment les aménagements urbains témoignent-ils d’un acte politique ? Avec l’individualisation de la société, les temps physiques collectifs semblent de plus en plus rares, remplacés par des rapports virtuels qui s’organisent différemment et se structurent en communautés ciblées. Plus que jamais, l’espace public comme temps de la vie collective et démocratique doit être réinventé. Les espaces sociaux virtuels lui ont conféré un rôle privilégié, celui d’un temps où les interactions ne sont pas simulées.
L’action culturelle dans la cité comme outil de production de connaissances sur la ville
Pour interroger la capacité de l’espace public bordelais à être le support de revendications, nous avons choisi d’importer des postures insurrectionnelles dans cet espace. Sous forme de musée social, elles sont mises en scènes par des comédiens, et témoignent, à l’échelle du corps et du parcours quotidien des habitants/usagers, du rôle politique et décisionnel de l’espace public. Le choix comme lieu d’expérimentation de l’hyper-centre bordelais, dont les places et espaces publics évoquent souvent les termes de « ville musée » ou « d’espaces aseptisés », rend le contraste d’autant plus saisissant. Notre hypothèse d’enquête s’appuie en partie sur les travaux du sociologue Maurice Halbwachs, qui postule que l’espace physique génère un espace social et réciproquement. L’hyper-centre bordelais suscite, en l’occurrence, des comportements sociaux homogènes, neutres et pacifiés. « L’espace ainsi produit sert aussi d’instrument à la pensée comme à l’action. Il est, en même temps qu’un moyen de production, un moyen de contrôle, donc de domination ou de puissance. Il permet des actions, en suggère ou en interdit.» (Lefebvre ; 1972 : 88-89) L’idée est de donc de confronter « ville musée » et « musée social » afin d’analyser les comportements socio-spatiaux à l’œuvre. En quoi l’importation d’un musée social mettant en scène des postures insurrectionnelles, c’est-à-dire des représentations sociales en rupture avec le contexte du cadre d’analyse, contribue-t-elle à reconfigurer l’espace public et à modifier ses usages par les habitants/usagers ?

Nous avons choisi de réaliser la performance à un moment de la journée bien particulier, celui dit de l’after-work, à partir de 18h30. Un même espace possède des temporalités et des usages différenciés au fil de la journée. Nous avons identifié ce temps de fin de journée comme celui proposant la plus grande multiplicité des usages, et de ce fait davantage de dynamisme et de réactivité dans les lieux d’observation. Nous retrouvons des touristes, des promeneurs, des individus en terrasse qui transforment l’hyper-centre en espace de sociabilité et de convivialité ; mais aussi des personnes en mouvement, qui se déplacent, ou encore d’autres qui attendent. Ce moment est également intergénérationnel. Cette diversité d’usages, de populations, et ce mouvement permanent tranchent parfaitement avec le déplacement lent ou l’immobilité des comédiens pour mieux les révéler. Le dynamisme ambiant met alors en évidence de manière plus lisible le processus de retour à un rythme de vie « ordinaire » dans les usages de l’espace. Il permet aussi d’interroger les traces qu’en gardent les spectateurs (continuent-ils à parler de la performance, du thème de l’insurrection ? Gardent-ils les photographies ?)

L'intérêt de l'action culturelle dans la cité comme méthode d'enquête active, se manifeste dans une performance artistique qui rend lisible à l’observation sociologique l’anatomie de processus socio-spatiaux à l’œuvre dans la ville. Pour cela, elle vient se proposer comme un espace-temps extraordinaire, en rupture avec la quotidienneté de la vie urbaine, qui crée des lieux éphémères d’expérimentation collective et donne à voir l’espace public dans toute sa complexité.

Présentation de la performance : le théâtre-images
Un contexte insurrectionnel donne à voir des mouvements corporels, des messages et plus généralement des codes qui lui sont propres. Ce sont ces postures communicationnelles singulières qui sont ici mobilisées dans la performance.
À partir d’un choix de photographies de presse, vingt-cinq comédiens rejouent sur différentes places du centre-ville des postures insurrectionnelles emblématiques afin d’interroger les notions de révolte et de réappropriation créatives, politiques et militantes de ces lieux. Mis en mouvement dans l’espace urbain, ce cortège de statues vivantes se déforme et se reforme au rythme des espaces urbains et des groupes d’individus rencontrés. Il se déplace en marquant son territoire et en laissant derrière lui des traces de son passage, de manière à continuer de transmettre son message. À chaque place investie, le cortège se fige et les comédiens se dispersent afin de reproduire leur posture pendant quelques minutes, avant de reformer le groupe et de continuer le parcours.
Par l’intervention de médiateurs, les spectateurs de la performance (passants, touristes, clients des commerces) sont invités à participer en tentant d’identifier les scènes rejouées devant eux à l’aide des images d’origine des manifestations qui leur sont données. La photo imprimée devient objet social et support à des échanges sur les thématiques.
Le déroulement de la performance et la façon dont elle est reçue par les spectateurs ont été analysés par deux sociologues pour que le projet artistique, au-delà des critères esthétiques, devienne un outil à part entière pour étudier les modalités d’appropriation de l’espace public. La grille d’observation sociologique des effets de la performance artistique sur les usages de l’espace urbain propose trois niveaux : réaction, interaction et participation des habitants/usagers de l’espace public.
  
Cliché Maxime Couturier 



L’observation sociologique de la performance artistique, temps et espaces des usages de la ville
 « La communion des regards »
L’arrivée des comédiens sur les places produit une forme de suspension du temps.
Le moment d’arrivée des comédiens et leur début d’entrée en scène, où ils prennent possession de tout l’espace public, est le temps le plus fort et le plus mobilisateur observé parmi les habitants/usagers. Le temps s’arrête, comme suspendu pendant quelques minutes, les conversations en terrasse des cafés s’interrompent, les passants et les vélos marquent un temps d’observation afin d’analyser cette situation inhabituelle.

La dynamique de l’espace est alors ralentie car il se passe « quelque chose » de non identifié, d’étrange, mais pas suffisamment pour que cela paraisse alarmant ou dangereux. Les gens observent, s’observent, ressentent l’espace devenu spectacle. Ces précieuses minutes sont aussi le seul moment où tous pratiquent l’espace public de la même manière, leurs regards convergeant vers la mise en scène. L’expérience sociale commune de l’intervention des comédiens tient dans ces premières minutes.

Les ambiances urbaines sont ainsi modifiées, plus silencieuses, plus ralenties, presque délicates ; les individus s’effacent pour un temps, l’espace public se fait doux pour accueillir une intervention qui, paradoxalement, ne l’est pas dans son message. Cette scène se répète systématiquement à chaque place investie par la performance des comédiens.

« Mais kessessé ? Kessissepasse ? »
Les différentes formes de réaction des habitants/usagers face à la performance artistique.
Partage de sensations, association culturelle et commentaires sur les corps
Après une phase de ressenti silencieuse et intériorisée, les usagers expriment leurs sensations, souvent associées à l’étrangeté. Beaucoup font référence à la culture des séries américaines, comme l’invasion de zombies de The Walking Dead. Dans cette phase de réactivités des usagers, le débat va primer et les échanges sont très largement centrés sur les corps des comédiens.

Susciter des interrogations : la recherche du sens politique de la proposition artistique
« C’est de l’art… Ils prennent des positions, regarde, ils ne bougent pas. Mais je ne sais pas, c’est quoi le but ? ». Les habitants/usagers s’interrogent sur le sens à donner au bouleversement socio-spatial amené par la performance. Ils réagissent également aux « cartes-photos » qui leur sont distribuées et qui reprennent des images insurrectionnelles. Certains cherchent du côté des causes et des mouvements sociaux : « c’est pour la Palestine ? » / « C’est pour défendre quoi à ton avis ? » / « C’est le mariage pour tous ? ».

Entrer en communication avec d’autres habitants/usagers
La difficulté de cerner « qu’est-ce qu’il se passe ? » entraîne, notamment sur les terrasses, des discussions entre inconnus, afin de deviner la nature de l‘événement qu’ils sont en train d’observer. Bien que ces échanges ne durent pas très longtemps, l’étonnement pousse les personnes à lancer à voix haute des interrogations partagées. Cependant, ces échanges restent de l’ordre de la réaction et ne permettent pas réellement de créer un espace de communication et de débat entre les groupes d’habitants/usagers.

Spécialiste ou ironique : une palette de réactions sur l’art et les performances
Une partie des habitants/usagers mobilisent leur culture artistique ou leur connaissance approximative de l’agenda culturel de Bordeaux : « c’est le truc de la Biennale, là » / « c’est ça alors, un flashmob ? Je suis contente d’en voir enfin un ! » / « Ouais, une performance, quoi, ça me rappelle celle que j’avais vue dans la rue Sainte-Catherine avec des Blanche Neige qui tenaient des kalachnikovs » [avec un air blasé]. Si certains passants osent traverser avec leurs sacs de courses entre les statues humaines, les personnes autour désapprouveront cette initiative, qualifiée de non respectueuse du spectacle. Tout le monde commente à voix haute ce qu’il voit en direct, ce qui permet d’entendre de nombreuses réactions et décryptages communs. Peu de personnes comprennent de quoi il s’agit, beaucoup ont des interprétations similaires, notamment parmi les jeunes de 20 à 30 ans. Certains d’entre eux font de l’humour, comparent la performance au jeu « 1-2-3 soleil ! », applaudissent avec ironie, comparent les déambulations en chenille zigzaguante à la réalisation d’un créneau de voiture, etc. « Ah ! C’est de l’art » / « Ça c’est « l’art » tu comprends » / « C’est une « peeerformance » artiiiiistique !!! ».

Le rejet de la performance : un vécu intrusif
Place « Caju », sur la terrasse, une tablée de 4-5 collègues prend l’apéro, il est presque 21h. Voyant la troupe arriver et s’installer sur la place, ils commencent à râler fort. Une sociologue se retrouve juste à côté d’eux, et se fait interpeller. « Que des conneries » dit le seul homme de la tablée, puis il me regarde : « excusez-moi si ce sont vos copains ». J’ai alors demandé ce qui le gênait dans cette situation : « On est là pour prendre l’apéro, pour être tranquille après le boulot. C’est notre quatrième bouteille, on est pétés, on n’est pas là pour ça – il montre les comédiens – là ils vont faire leur théâtre sur notre tête, ils vont prendre des positions figées à côté de nous, je n’aime pas ça, c’est oppressant, on est là pour être tranquilles. Après, excusez-nous, c’est juste notre avis ».

The place to be : capter l’instant
Quelques habitants/usagers ne cherchent pas à verbaliser ce qu’ils voient mais captent l’instant en prenant une photographie avec leur téléphone portable. Conserver le moment, le compiler, donner la preuve de leur présence face à un évènement considéré comme exceptionnel : l’acte de plus en plus anodin du citadin qui aime être là au bon moment et ne pas « rater » quelque chose.

Stratégie de « je ne vois rien du tout »
Il y a, dans chaque place que les comédiens occupent, quelques passants ou clients des cafés qui font comme si de rien n’était. Il est intéressant d’observer ces gens qui font, pour ne pas se laisser interpeller par l’événement, mine de ne rien voir ou d’assister à ce genre d’occupation d’espace public à chaque fois qu’ils sortent. À l’image des touristes craignant d’être accostés par les vendeurs ambulants des grandes villes, ces passants semblent avoir peur de se faire embobiner. Sans questionner ce qu’il se passe autour d’eux, leur comportement consiste à s’éloigner vite et discrètement de l’endroit où se déroulent ces activités qui paraissent « bizarres », voir hors norme.

Le rapport à la photo imprimée : « Il faut leur donner de l’argent ? »
Peut-être que cette question, entendue à de nombreuses reprises, explique en partie la stratégie du « je ne vois rien du tout ». Ces réactions sont souvent entendues par les médiateurs qui distribuent les « cartes-photos » insurrectionnelles. Il est à noter que celles-ci sont de « très bonne qualité », autrement dit, le format et l’épaisseur du papier correspondent à celui d’une carte postale. Les habitants/usagers reçoivent donc un objet qu’ils peuvent conserver, une trace de l’évènement. On remarque alors que la gratuité surprend un certain nombre de personnes rencontrées : « vous vendez ça combien ? Rien ! C’est une blague ? » / « Vous êtes sérieux ? ». Face à la gratuité, plusieurs réactions sont également possibles : « je peux en prendre plusieurs ? » / « Je peux choisir ? » / « C’est cool, il n’y a pas de logo ou de message dessus, juste la photo ! » Certains donnent malgré tout de l’argent aux médiateurs, quand d’autres pensent qu’il faut rendre les « cartes-photos » : « attendez ! Vous avez oublié vos photos ! » Le support photo permet à certains habitants/usagers de prolonger la discussion, l’image suscitant des souvenirs (« Ah oui, je m’en souviens, je l’ai vu en direct à la télé ! » / «  J’y étais, au mur de Berlin ! Quel souvenir ! ») ou une réflexion plus générale sur le contexte insurrectionnel (« C’est vrai qu’on imagine pas que des événements comme ça soient encore possibles ici ! »).

« Théâtre image : seuls les enfants, les jeunes, les marginaux, les touristes participent ».
Les gens commentent, s’interrogent, mais peu osent s’immiscer dans un spectacle qui semble davantage fait pour être regardé. Ce sont souvent les enfants qui vont s’approcher ou imiter quelques comédiens. Peu d’habitants/usagers prennent l’initiative de suivre le cortège, peu vont parler aux comédiens, et ce sont souvent les individus « marginaux » ou des jeunes en Erasmus qui débattent, critiquent ou suivent un peu le cortège, par exemple entre la place du parlement Sainte Catherine et la place Camille Julian.

Aussi, on peut penser qu’il est plus évident pour les touristes de se prêter au jeu, sans craindre de croiser des connaissances ni prêter attention à l’image qu’ils peuvent donner dans l’espace public. De plus, ceux-ci portent généralement plus d’attention à l’ambiance urbaine, et ont peut-être une volonté plus prononcée d’en faire partie.

« Du contournement discret plutôt que de l’improvisation sociale »
Les pratiques de réajustement dans l’espace public face à la performance artistique
Au niveau des flux et des mouvements dans l’espace des usagers, la performance apparaît comme « envahissante ». Des piétons avec leurs courses dévient les comédiens en poussant des « ouhlala ! », les cyclistes posent le pied par terre pour continuer à avancer… Bref, on observe davantage des stratégies de contournement de la performance plutôt qu’une traversée déambulatoire entre les statues. Pour certains, il s’agit de ne pas gêner en déviant sa trajectoire, d’échapper aux regards braqués sur la performance. Comme si les usages premiers des espaces publics (s’asseoir/circuler/prendre un verre entre amis) restaient les plus forts face à au caractère exceptionnel de l’instant. Il semble alors que les normes d’usage des espaces publics forment un « carcan normatif » relativement fort, laissant encore peu de place à l’improvisation sociale pour réinventer des usages nouveaux.

Un retour rapide à l’activité principale comme retour à la norme. 
Le plus surprenant est sans doute la rapidité avec laquelle l’espace public revient à la norme, à l’usage pour lequel il est conçu dans son fonctionnement quotidien. Les habitants/usagers redeviennent très vite des consommateurs bavards de terrasses de café, les passants reprennent rapidement leur chemin et traversent les places dans tous les sens, les gens sur les bancs remettent leur casque de walkman ou feuillettent à nouveau le programme de l’Utopia.
  

Cliché Maxime Couturier 


Conclusion : S’insurger, OUI ! Mais ce n’est ni le lieu, ni le moment !
L’hyper-centre bordelais, un espace pacifié pour une vie urbaine maîtrisée ?
Mettre en scène et diffuser des postures insurrectionnelles suscite des réactions diversifiées. Notre dispositif d’enquête sociologique permet de saisir les effets d’un aménagement urbain « aseptisé » sur la capacité des habitants/usagers à penser différemment cet espace. Choc, malaise, rejet ou au contraire curiosité et appropriation, nous avons remarqué une réelle appétence du public pour la thématique et sa mise en scène, parfois même une volonté d’exprimer des revendications sociales et urbaines. Pourtant, les représentations de l’insurrection ne semblent pas sortir du cadre théâtral proposé. L’espace public de l’hyper-centre résonne comme un cadre spatio-temporel qui rend difficile les représentations sociales de l’insurrection. La majorité des personnes voient la performance comme un spectacle à consommer, un élément du musée, et n’arrivent pas à détacher le fond de la forme. Est-ce propre à ces espaces ? Est-ce lié au moment de la journée ? À la population ? Chaque ingrédient de la vie urbaine (individu, comportement, performance, discours, architecture, aménagement) se retrouve muséifié, et devient un élément du décor. Nous pouvons alors nous demander quels sont les lieux bordelais où peuvent se matérialiser, sans perdre de leurs sens, les représentations individuelles et collectives des contextes insurrectionnels.



Conception – Réalisation :
Léa Buijtenhuis / Metteur en scène
Maxime Couturier / Directeur artistique, photographe
Jean Grosbellet / Chercheur de temps, urbaniste à emporter / BAOBAB Dealer d’Espaces
Maxime Lopez / Urbaniste
Fanny Lung / Sociologue
Selen Serçen / Sociologue
Manon Vivière / Sociologue