La manufacture des paysages est une
association créée il y a 11 ans et basée dans le nord de l’Hérault, près de
Lodève. Elle intervient sur les thèmes de l’urbanisme, l’aménagement et le
paysage croisés avec ceux de la concertation et de la médiation. Son service
éducatif, soutenu par les Ministères de la Culture et de l’Education Nationale,
intervient dans les écoles et auprès de groupes d’enseignants. Elle fournit
également des prestations pour les collectivités territoriales, essentiellement
pour les phases de concertation des citoyens liée à l'établissement ou à la
révision des documents d’urbanisme. Enfin, elle développe également des
activités de sensibilisation du grand public à travers l’organisation
d’évènements, de projections et de débats.
Cette action
relativement militante en faveur d’une certaine qualité de vie peut aisément se
comprendre en fonction du contexte géographique, dans un département qui
accueille 12 000 nouveaux habitants par an, et sur un territoire qui subit
de plus en plus durement les impacts de l’expansion montpellieraine
(consommation à outrance de terres agricoles, lotissements venant noyer des
villages identitaires, etc.). Mais les problématiques auxquelles s’adresse
l’association existent à des degrés divers dans une grande partie du territoire
français, et ses compétences sont maintenant sollicitées ailleurs, comme dans
le Morvan, la Brenne, le Quercy et l’Anjou.
L’opération « D’ailleurs, vous êtes ici »
Une des
actions en cours actuellement consiste en une série d’animations destinées à
impliquer les citoyens dans les décisions concernant leur(s) paysage(s). En
effet, nous considérons que les citoyens ne doivent pas subir, bras baissés,
les décisions qui ont un impact sur le paysage, et doivent pouvoir s’exprimer
sur leurs attentes et leurs exigences. C’est l’intelligence collective qui doit
façonner le territoire plutôt que les décisions de quelques élus et
techniciens. Mais pour ce faire, il faut déjà alimenter une réflexion
collective – Qu’est-ce que le paysage ? Y a-t-il des notions de
« beaux paysages » partagées par une majorité de citoyens ?
Peut-on éviter que certains paysages s’enlaidissent ? Cette première phase
de l’opération « D’ailleurs, vous êtes ici » sera suivie par des
actes plus concrets consistant en l’érection, en différents points du
territoire, de constructions éphémères dont la forme reste à définir par les groupes
de travail, mais dont l’objectif est que ceux qui s’impliquent amènent leurs concitoyens à se poser eux-mêmes des
questions sur ces paysages « beaux » ou moins beaux. Le résultat
escompté est non seulement que chacun devienne plus attentif aux implications paysagères
de ses propres actes (construction de la maison, par exemple), mais aussi que les citoyens soient généralement plus
exigeants avec leurs élus en matière d’aménagement et tout ce qui touche au
cadre de vie.
La question cruciale de l’évolution des paysages ruraux aujourd’hui
Pourquoi, en effet, cette
préoccupation pour le rural aujourd’hui ? Sans revenir sur les causes des
évolutions mentionnées ci-dessus, on peut s’interroger sur la lenteur de la
prise de conscience des phénomènes en jeu (même si certains d’entre nous
travaillons sur le thème du paysage depuis des dizaines d’années). Pour moi,
elle connaît au moins trois types de cause :
1.
Une difficulté générale d’appréhension de
« l’objet paysage ». Des échelles très variées, une évolution
non-spectaculaire (il ne change pas réellement sous nos yeux), l’existence de
multiples acteurs sur lesquels on n’a pas réellement de prise, ainsi qu’un
discours économique dominant qui privilégie la quantité (d’objets ou de denrées
produits) par rapport à la qualité (du paysage-support) – toutes ces
considérations tendent à donner l’impression aux citoyens qu’ils n’ont pas de
prise sur le sujet, voire pas d’exigences à avoir.
2.
Dans le même ordre d’idées, la culture des pays
latins en général ne laisse pas beaucoup de place pour la prise en compte de
tout ce qui nous entoure. Sans chauvinisme aucun (voir mon nom britannique), on
peut utilement comparer ce qui se passe en France avec la situation de la
Grande Bretagne ou des Pays Bas. Dans ces pays, il y a une culture ancienne de
bienveillance envers les animaux, de respect de l’environnement et plus
généralement d’appréciation des beaux paysages. Est-ce dû à la plus grande
densité d’occupation de ces territoires, amenant un soin particulier pour les
espaces non-développés qui restent ? Le droit français a également
tendance à induire une attitude égoïste pouvant se résumer par la phrase
« Je suis chez moi, je fais ce que je veux ».
3.
Le facteur le plus important me semble être la
simplicité du modèle « Je construis, j’habite ». Les maisons
s’achètent maintenant sur catalogue, sans aucune considération pour le site où
elles seront implantées. Les entreprises de construction vous permettent
d’éviter toutes les démarches compliquées de recherche de terrain, de négociation,
de réflexion sur l’ensoleillement ou sur les vents dominants (ou, pire, sur la
nécessité de maintenir une activité agricole à la place de la
construction !), ce qui est apprécié par beaucoup car habiter est
progressivement devenu un acte dissocié de toutes autres considérations sur la
vie (travail, déplacements, activités associatives, etc.)
Le résultat
est un « paysage qui fout le camp », pour utiliser l’expression
consacrée. Terres agricoles bétonnées, formes architecturales peu travaillées,
infrastructures envahissantes… Mais la société artificialisée qui en résulte
finit par créer des malaises, un sentiment d’aliénation, des questionnements
sur l’avenir dans une partie grandissante de la population.
Conclusion
Ces malaises,
ces questionnements nous encouragent à continuer le travail de sensibilisation,
avec un espoir d’être mieux entendus. En parallèle, il est nécessaire de
militer pour que s’opère un certain nombre de changements institutionnels.
Par exemple,
il est illusoire de penser que nous obtiendrons des modifications majeures dans
les systèmes d’aménagement tant que le foncier bénéficie d’un statut de bien de
consommation comme un autre, avec un prix soumis au « marché de l’offre et
de la demande » cher aux économistes capitalistes. La différence énorme
entre le prix des terres agricoles et celui des terrains constructibles amènera
toujours notre société à sacrifier les premières au privilège des secondes,
détruisant ainsi de plus en plus les « valeurs paysagères » qui nous ont
été transmises par les générations qui nous ont précédées. On me rétorquera que
cette différence est un reflet de la loi, qu’on ne peut donc modifier, mais je
crois sincèrement que des expérimentations sur le terrain peuvent amener nos
décideurs à envisager les modifications juridiques que nous appelons de nos
vœux. La manufacture des paysages
envisage de créer un groupe de réflexion sur les expérimentations qui seraient
possibles dans ce domaine.
Par ailleurs,
il faudrait trouver un vocabulaire qui aille dans le sens des luttes que nous
menons. Ainsi, le mot « urbanisation » a des connotations positives
en général – civiliser, construire, développer, etc. – même quand il est
appliqué à la destruction de terres agricoles et de paysages. Le remplacer
systématiquement par le mot « déruralisation » (ou un autre, à
trouver, car il est vraiment laid, ce mot !) amènerait nos concitoyens à
comprendre le côté négatif de l’affaire et donc à s’en méfier un peu plus.
Longue vie à Baobab pour
continuer, avec nous, la sensibilisation !
Murray NELSON, co-Président de la manufacture des
paysages