mercredi 30 octobre 2013

La manufacture des paysages

La manufacture des paysages est une association créée il y a 11 ans et basée dans le nord de l’Hérault, près de Lodève. Elle intervient sur les thèmes de l’urbanisme, l’aménagement et le paysage croisés avec ceux de la concertation et de la médiation. Son service éducatif, soutenu par les Ministères de la Culture et de l’Education Nationale, intervient dans les écoles et auprès de groupes d’enseignants. Elle fournit également des prestations pour les collectivités territoriales, essentiellement pour les phases de concertation des citoyens liée à l'établissement ou à la révision des documents d’urbanisme. Enfin, elle développe également des activités de sensibilisation du grand public à travers l’organisation d’évènements, de projections et de débats. 





Cette action relativement militante en faveur d’une certaine qualité de vie peut aisément se comprendre en fonction du contexte géographique, dans un département qui accueille 12 000 nouveaux habitants par an, et sur un territoire qui subit de plus en plus durement les impacts de l’expansion montpellieraine (consommation à outrance de terres agricoles, lotissements venant noyer des villages identitaires, etc.). Mais les problématiques auxquelles s’adresse l’association existent à des degrés divers dans une grande partie du territoire français, et ses compétences sont maintenant sollicitées ailleurs, comme dans le Morvan, la Brenne, le Quercy et l’Anjou.


L’opération « D’ailleurs, vous êtes ici »
Une des actions en cours actuellement consiste en une série d’animations destinées à impliquer les citoyens dans les décisions concernant leur(s) paysage(s). En effet, nous considérons que les citoyens ne doivent pas subir, bras baissés, les décisions qui ont un impact sur le paysage, et doivent pouvoir s’exprimer sur leurs attentes et leurs exigences. C’est l’intelligence collective qui doit façonner le territoire plutôt que les décisions de quelques élus et techniciens. Mais pour ce faire, il faut déjà alimenter une réflexion collective – Qu’est-ce que le paysage ? Y a-t-il des notions de « beaux paysages » partagées par une majorité de citoyens ? Peut-on éviter que certains paysages s’enlaidissent ? Cette première phase de l’opération « D’ailleurs, vous êtes ici » sera suivie par des actes plus concrets consistant en l’érection, en différents points du territoire, de constructions éphémères dont la forme reste à définir par les groupes de travail, mais dont l’objectif est que ceux qui s’impliquent  amènent  leurs concitoyens à se poser eux-mêmes des questions sur ces paysages « beaux » ou moins beaux. Le résultat escompté est non seulement que chacun devienne plus attentif aux implications paysagères de ses propres actes (construction de la maison, par exemple), mais aussi  que les citoyens soient généralement plus exigeants avec leurs élus en matière d’aménagement et tout ce qui touche au cadre de vie.

La question cruciale de l’évolution des paysages ruraux aujourd’hui
Pourquoi, en effet, cette préoccupation pour le rural aujourd’hui ? Sans revenir sur les causes des évolutions mentionnées ci-dessus, on peut s’interroger sur la lenteur de la prise de conscience des phénomènes en jeu (même si certains d’entre nous travaillons sur le thème du paysage depuis des dizaines d’années). Pour moi, elle connaît au moins trois types de cause :
1.      Une difficulté générale d’appréhension de « l’objet paysage ». Des échelles très variées, une évolution non-spectaculaire (il ne change pas réellement sous nos yeux), l’existence de multiples acteurs sur lesquels on n’a pas réellement de prise, ainsi qu’un discours économique dominant qui privilégie la quantité (d’objets ou de denrées produits) par rapport à la qualité (du paysage-support) – toutes ces considérations tendent à donner l’impression aux citoyens qu’ils n’ont pas de prise sur le sujet, voire pas d’exigences à avoir.
2.      Dans le même ordre d’idées, la culture des pays latins en général ne laisse pas beaucoup de place pour la prise en compte de tout ce qui nous entoure. Sans chauvinisme aucun (voir mon nom britannique), on peut utilement comparer ce qui se passe en France avec la situation de la Grande Bretagne ou des Pays Bas. Dans ces pays, il y a une culture ancienne de bienveillance envers les animaux, de respect de l’environnement et plus généralement d’appréciation des beaux paysages. Est-ce dû à la plus grande densité d’occupation de ces territoires, amenant un soin particulier pour les espaces non-développés qui restent ? Le droit français a également tendance à induire une attitude égoïste pouvant se résumer par la phrase « Je suis chez moi, je fais ce que je veux ».
3.      Le facteur le plus important me semble être la simplicité du modèle « Je construis, j’habite ». Les maisons s’achètent maintenant sur catalogue, sans aucune considération pour le site où elles seront implantées. Les entreprises de construction vous permettent d’éviter toutes les démarches compliquées de recherche de terrain, de négociation, de réflexion sur l’ensoleillement ou sur les vents dominants (ou, pire, sur la nécessité de maintenir une activité agricole à la place de la construction !), ce qui est apprécié par beaucoup car habiter est progressivement devenu un acte dissocié de toutes autres considérations sur la vie (travail, déplacements, activités associatives, etc.)
Le résultat est un « paysage qui fout le camp », pour utiliser l’expression consacrée. Terres agricoles bétonnées, formes architecturales peu travaillées, infrastructures envahissantes… Mais la société artificialisée qui en résulte finit par créer des malaises, un sentiment d’aliénation, des questionnements sur l’avenir dans une partie grandissante de la population.

Conclusion
Ces malaises, ces questionnements nous encouragent à continuer le travail de sensibilisation, avec un espoir d’être mieux entendus. En parallèle, il est nécessaire de militer pour que s’opère un certain nombre de changements institutionnels.
Par exemple, il est illusoire de penser que nous obtiendrons des modifications majeures dans les systèmes d’aménagement tant que le foncier bénéficie d’un statut de bien de consommation comme un autre, avec un prix soumis au « marché de l’offre et de la demande » cher aux économistes capitalistes. La différence énorme entre le prix des terres agricoles et celui des terrains constructibles amènera toujours notre société à sacrifier les premières au privilège des secondes, détruisant ainsi de plus en plus les « valeurs paysagères » qui nous ont été transmises par les générations qui nous ont précédées. On me rétorquera que cette différence est un reflet de la loi, qu’on ne peut donc modifier, mais je crois sincèrement que des expérimentations sur le terrain peuvent amener nos décideurs à envisager les modifications juridiques que nous appelons de nos vœux. La manufacture des paysages envisage de créer un groupe de réflexion sur les expérimentations qui seraient possibles dans ce domaine.
Par ailleurs, il faudrait trouver un vocabulaire qui aille dans le sens des luttes que nous menons. Ainsi, le mot « urbanisation » a des connotations positives en général – civiliser, construire, développer, etc. – même quand il est appliqué à la destruction de terres agricoles et de paysages. Le remplacer systématiquement par le mot « déruralisation » (ou un autre, à trouver, car il est vraiment laid, ce mot !) amènerait nos concitoyens à comprendre le côté négatif de l’affaire et donc à s’en méfier un peu plus.
Longue vie à Baobab pour continuer, avec nous, la sensibilisation !

Murray NELSON, co-Président de la manufacture des paysages