Anne Laure Boyer a initié le projet « Déménagements », un travail artistique sur les
démolitions-reconstructions de logements sociaux dans plusieurs zones de
l’agglomération bordelaise. À travers ses vidéos de démolitions, des
photos-portraits d’appartements et une collection de meubles et d’objets
récupérés juste avant qu’ils ne soient jetés, elle tente de construire une
mémoire visuelle et de fabriquer des prises sur un processus qui,
partiellement, nous échappe.
Comment construire un imaginaire sensible du territoire avec les
habitants ?
Pour bien penser le
« comment », peut-être faut-il d’abord se demander
« pourquoi » on voudrait construire un imaginaire sensible du
territoire ? Et plus encore, qu’est-ce que l’imaginaire ?
L’imaginaire serait cette faculté qui
permet aux hommes d’organiser leur relation au monde, à travers un réseau de
signes, d’images et de représentations qui font sens, de par leurs
articulations. Ce serait un système qui relie les images entre elles, pour leur
donner du sens et de la profondeur. Sur le plan collectif, l’imaginaire social mettrait en jeu
notamment les mythes, qui répondent à une nécessité cruciale pour le groupe
d’amalgamer ses valeurs dans un récit des origines et des fins qui fait tenir
le monde dans une relation cohérente.
En somme, l’imaginaire des habitants
aurait une fonction psychique qui permettrait de se situer et de se trouver une
place dans le temps et dans l’espace d’un territoire partagé. L’enjeu
n’est pas mince. Dans le meilleur des cas, ces imaginaires fabriquent des
images et des représentations de nature à unir les personnes autour d’un
sentiment de cohésion, dans une continuité spatio-temporelle qui a du sens.
Quant à l’imaginaire collectif d’un territoire, on peut se demander comment saisir ce qui nous
relie les uns aux autres, là où chacun aurait un imaginaire singulier, une
vision du monde fondée à partir d’une expérience subjective. Les
territoires sont traversés par une multitude d’usages et
d’espaces-temps, qui parfois se côtoient, se frottent, ou s’ignorent. Il s’agit
d’une combinaison variable entre des lieux, des usages, des personnes, et des
temporalités... qui peuvent aussi se dérégler, dans des situations
particulières, notamment les mutations urbaines. Les repères spatiaux sont
aussi des repères psychologiques. Remettre en question les espaces, c’est aussi
remettre en question nos repères, et de façon sûrement plus profonde qu’il n’y
parait. C’est peut-être dans ces situations de crise qu’il y aurait une
nécessité à (re)construire nos imaginaires sensibles. Il existe des moments clé
dans l’histoire d’une ville, et notamment les changements, dont il ne faut pas
ignorer qu’il constituent aussi des ruptures. Patrick Baudry en a très bien
formulé les enjeux, lors de notre discussion publique autour des mutations
urbaines [1] :
«Il ne s’agit pas d’être crispé et de vouloir
conserver les choses à l’identique. Mais il se trouve que nous sommes sensibles
à des espaces, et la brutalité de la société contemporaine, c’est de faire
comme si nous étions parfaitement indifférents. Cette société exige que nous
soyons assez forts pour ne pas changer, quels que soient les évènements. (...)
Or, je crois que le travail artistique est là pour construire quelque chose de
très important : c’est la mise en récit. Il ne s’agit pas du récit des choses
que nous devons tous croire, mais c’est un récit qui nous permet d’apporter nos
mots, et qui travaille notre rapport à l’événement, au lieu d’être pris dans
une espèce de continuité temporelle où rien ne permet de se situer.
Dans son
travail[2],
Anne Laure Boyer nous montre qu’il y a des transitions et ces transitions, je
crois qu’on nous les efface. Et cela nous met en péril, car il ne s’agit pas
simplement de notre bonne mémoire, ou simplement les souvenirs qu’on devrait
avoir, mais d’un travail de la mémoire qui constitue notre histoire commune. »
Dans les différents travaux que j’ai
pu réaliser autour de la rénovation urbaine, je me suis employée à montrer
l’épaisseur du temps, et travailler sur les transitions parce que je crois que
la rupture ne doit pas être impensée. On ne peut pas passer brutalement d’un
état à un autre, sans quelque chose qui pourrait relever d’un rituel de
passage. Ici, la mise en récit passe par la fabrication d’images et leur
agencement entre elles, pour se construire des prises. Ma propre façon de
trouver une place dans le monde et d’avoir des prises sur le cours des choses,
c’est d’enregistrer et de créer des images à partir du réel. Des images pour
matérialiser et structurer ma relation au monde. Naturellement, il existe
d’autres outils, mais je veux vous parler de celui que je connais. De même
qu’on cherche à construire sa pensée quand on l’écrit avec des mots, la
pratique de la photographie peut répondre au même processus d’élaboration de
notre imaginaire sensible, à commencer par l’exploration de la ville. L’expérience
est assez différente, dès lors qu’on traverse le paysage en étant équipé d’un
appareil photo. Dans le viseur, on isole un morceau du réel. On organise des
éléments entre eux pour former une image, une composition, un agencement. Pour
pouvoir saisir le bon angle de vue, on est amené à sortir du chemin habituel,
franchir des obstacles, s’arrêter en plein milieu du trottoir, être accroupi
par terre, passer par-dessus la barrière, tour à tour intrus, escaladeur,
touriste ou rêveur démuni de carte… Autant de postures qui amènent un autre
rapport au paysage, et qui modifient la façon dont on le traverse, ce que l’on
voit et comment on va l’aborder.
Je ne savais pas à quel point il
était possible, et nécessaire de partager cela avec d’autres personnes. Mais j’ai
été invitée à concevoir des explorations urbaines, notamment celle du 20 mars
2010 à Floirac, en période de démolition-reconstruction. Au-delà du caractère
insolite de l’itinéraire que j’avais conçu, c’est aussi la nature du groupe qui
a fait tout l’intérêt de cette expérience, parce que nous étions 30 personnes,
très différentes les unes des autres, dans nos âges, nos professions, habitants
d’ici et d’ailleurs, depuis 20 ans ou 6 mois, retraités, actifs ou passifs,
randonneurs du dimanche, travailleurs sociaux, élus, artistes dans l’âme ou
dans la vie… Nous étions tous différents, mais bien au-delà des jugements de
valeurs et d’appartenance, nous étions réunis par notre curiosité, et séduits
par l’idée de se laisser embarquer par une photographe en situation de
"dérive psycho-géographique"[3]. Et ce qui s’est joué ce
jour-là a dépassé de loin la pure finalité de prise de vue photographique. La
promenade a opéré comme un dispositif de regard et d’expérience sensible,
qui invitait chacun à partager en direct les ressentis et les vécus de façon
très simple. Dans cette traversée du territoire, des imaginaires singuliers
étaient mis en présence, et en partage, de fait. La perception de l’un
enrichissait celle de l’autre. Nous avons relié des bouts de ville en prenant
des chemins de traverse, entre les lotissements, les chantiers, les jardins et
les zones industrielles. Ensemble, nous avons cheminé entre ce qui vient
juste d’arriver, ce qui a l’air d’être là "depuis toujours", et ce
qui va bientôt disparaître. Je me rappelle de ce moment avec une certaine
émotion, car j’ai le sentiment que ce jour-là, nous avons été placés dans un
ordre plus grand, quelque chose d’une expérience qui contribue à fabriquer ce
bien commun, qui nous relie les uns aux autres et au monde, et cela sans
dévitaliser la belle singularité des imaginaires propres à chacun.
La photographie peut permettre de
voir, revoir, ou redécouvrir notre sujet, avec tous les décalages que cela
produit, une fois que la chose photographiée est extraite de son contexte
d’origine. Et dans l’étalement des photographies, un autre niveau d’élaboration
apparaît quand on organise les images entre elles. Mettre les images bout à
bout, c’est écrire un récit. Et selon l’agencement des images entre elles, ce
n’est pas la même histoire qui va être racontée. C’est ce qui fait toute la
singularité des regards qui seront portés par les uns et les autres sur un même
objet. La photographie ne se constitue pas comme preuve du réel, mais comme
regard porté par un être singulier. Cette modalité d’agencement est la pure
manifestation de notre capacité à être libres. L’exercice du regard est ce qui
fait de nous des êtres singuliers, au-delà de toutes les formes préconçues. « Le moi ne se dilue pas dans le réel,
il le colore, lui donne ses formes. Le réel n’existe pas en soi, dans l’absolu,
mais perçu. Ce qui suppose une conscience pour le percevoir. »[4] Un même territoire peut
être parcouru et photographié par un même groupe d’individus au même moment, et
pourtant, chaque vécu sera singulier, et c’est de cela que les prises de vues
peuvent attester, dans leur multiplicité.
Cette forme d’exercice du regard est
valable pour les territoires qu’on découvre pour la première fois. Mais il faut
tenter de la pratiquer aussi dans les endroits qu’on connaît bien, car on
risque d’être très surpris. Et c’est peut-être qui l’art offre un des rares
espaces-temps qui soient réellement propices à ce type d’expériences. En tant
qu’agent extérieur à une situation, l’artiste n’est pas neutre, mais il est inclassifiable,
parce qu’il n’a aucune finalité opérationnelle vis-à-vis de l’habitant. Il ne
travaille pas dans un « espace-projet » avec diagnostic, méthode et
effets attendus, tels qu’ils sont produits par ceux qui opèrent sur la ville et
ses habitants. Il n’y a pas d’objectifs ni de cases prédéterminées. Et c’est
peut-être cette inclassabilité qui permet un réel décentrement. L’artiste a un
rôle à jouer dans la cité : c’est celui qui va s’installer dans une
brèche et se constituer comme passeur,
pour tendre la main vers les autres et les faire venir là où personne n’est
attendu. Il faut faire le pas de côté qui va remettre en question nos
certitudes spatiales et réactualiser notre approche, pour nous renouveler dans
ce qui paraît acquis ou banalisé, transformer notre regard et révéler de
nouvelles modalités d’espace qui ne nous étaient pas apparues jusque là, et qui
participeront de la constitution de notre imaginaire.
Anne Laure Boyer
ndlr : cet article est initialement paru dans un dossier intitulé "ce que disent les artistes" de la "revue de l'Observatoire des politiques culturelles", n°38, été 2011
www.observatoire-culture.net
www.observatoire-culture.net
[1] Patrick Baudry, sociologue, à propos d’Anne Laure Boyer, discussion
publique, «Regards croisés sur les constructions et déconstructions urbaines»,
Côté-Sciences, Floirac, agglomération de Bordeaux, 2010
[2] « 55 METRES », « Déménagements », cf. illustrations
[3] Guy Debord, "Introduction à une critique de la géographie
urbaine" in Les lèvres nues, n°6, Bruxelles, 1955
[4] Gaston Bachelard, "La poétique de l’espace", Presses
universitaires de France, 1959
Anne Laure Boyer : Photographe,
plasticienne et vidéaste, elle travaille sur la mémoire des lieux
et l’expérience du temps. En s’attachant à des territoires particuliers, elle
compose son travail à partir de son immersion dans des situations de mutations
urbaines. Elle met à profit ces transitions pour créer des dispositifs
d'interventions, avec des explorations urbaines, des installations in situ ou
des actions en espace public.
www.annelaureboyer.com