lundi 12 janvier 2015

DEBAOBAB #7 : Même pas Peur - Pascale Lapalud et Chris Blache





Du harcèlement de rue aux caquètements de poule à l’Assemblée Nationale, un constant s'impose: en dépit d’une législation plutôt orientée vers l’égalité entre les femmes et les hommes (loi sur l’égalité des salaires, sur la parité, contre le harcèlement sexuel), les mécanismes de domination perdurent et questionnent la légitimité de chaque genre à exister dans la sphère publique. C’est de ce constat que Genre et Ville est née. 



Plateforme de recherche et d’action sur la place des unes et des autres dans les territoires, Genre et Ville a pour objet de comprendre les inégalités entre les genres, de démonter les stéréotypes qui perdurent, de les mesurer, d’interroger ce qui les a créés et ce qui les perpétue, et d’ouvrir la voie vers plus d’échange et de bienveillance dans l’espace public.

« Même pas peur » est un des axes de recherche que nous avons développés en priorité car la sécurité, ou plus exactement la non-sécurité, est souvent invoquée pour expliquer l’absence de femmes dans l’espace public.

« En raison de leur sexe et de leur morphologie, les femmes sont parfois les victimes d'infractions particulières. Lorsque vous êtes chez vous : assurez-vous que toutes les issues sont fermées, ne laissez pas apparaître sur votre boîte à lettres votre condition de femme seule. Lorsque vous sortez : évitez les lieux déserts, les voies mal éclairées où un éventuel agresseur peut se dissimuler. Dans la  rue, si vous êtes isolée, marchez toujours d'un pas énergique et assuré. »   


C’est suite à la lecture de cette note, diffusée sur le site du Ministère de l’Intérieur jusqu’en novembre 2013, et dont nous citons ici l’introduction, que notre action « Même pas peur » a commencé.
Pourquoi une telle focalisation sur les dangers, les menaces qui guetteraient les femmes dans l’espace public?  Pourquoi vouloir les protéger ?  Les femmes seraient-elles vulnérables « par nature» ? Si l’on en croit les statistiques, les hommes sont les plus susceptibles d’être victimes d’une agression dans cette même sphère publique.  Et pourtant, des études montrent qu’ils sont trois fois moins nombreux que les femmes à déclarer éprouver un sentiment d’insécurité.  Leur conseille-t-on d’éviter les sorties et de se protéger ?

Cette note officielle, sous couvert d’aider les femmes, matérialisait donc une menace virtuelle, la rendant tangible, par injonction d’État en quelque sorte: «pour vivre en sécurité, ne sortez pas ! ».  Lorsque l’on sait que la grande majorité des agressions sexuelles a lieu dans l’environnement privé des victimes, cette fiche-conseil nous est apparue comme le symbole à combattre d’une construction sociale qui régente les femmes, les classant dans une catégorie à part.
Agir sur le symbolique, aller à l’encontre des idées reçues est l'axe principal de l’action de Genre et Ville.  En affirmant « Même pas peur ! », nous proposons une reconquête de soi et de l’espace public.  

Nous conduisons actuellement, à Paris, une série d’ateliers « tags » qui consiste pour chaque participant-es à créer son slogan en atelier collectif, puis d’aller le « tagger » l’espace public, dans le/les lieux de son choix.  L’objectif de cet atelier est multiple. Il s’agit autant de réfléchir à l’expression de sa conquête -« ce que je décide de dire »-, que d’en choisir le lieu « où je décide d’exister », et enfin, d'oser -« je transgresse les injonctions à ne pas me faire remarquer ».  Cet atelier est ouvert aux femmes, et également aux hommes qui ne se reconnaissent pas dans les codes de masculinité de la rue.
Cette expression de soi, qui permet de « donner à voir » sa présence, est une des voies que nous explorons.  D’autres chantiers sont en cours.
Identifier les organisations urbaines, tout comme les aménagements qui ouvrent vers plus de mixité dans les usages, pour aboutir à une véritable mixité d'usager-es dans l'espace public, fait également partie de notre démarche. 

Dans le cadre d'un autre chantier que nous avons intitulé « Graine de Bitume », nous explorons également les pistes qui permettent de « fertiliser » le bien commun.  Nous avons notamment relevé que les nouveaux usages des espaces naturels dans la ville, des jardins partagés, facilitaient le retour des femmes dans l’espace public. 
Pour mener à bien ces réflexions et ces actions, nous croisons de nombreuses disciplines : urbanisme, géographie, socio-ethnologie, féminisme, études sur le genre, sciences politiques, paysagisme, philosophie, art.

Nous collaborons avec des habitant-es, usager-es, adultes et enfants, en groupes mixtes et non-mixtes, et nous engageons la discussion sur le terrain. Nous échangeons avec les collectivités locales, des associations de quartiers, des chercheuses/eurs. Nous allons partout où le vivre ensemble se construit, se noue et se joue.

Qu’il s’agisse de l’étude de textes du XIXe siècle ou de lois adoptées aujourd’hui, ou encore de la réintroduction du corps dans l’espace à travers des ateliers sensoriels, nous agissons vers de nouvelles narrations et vers une requalification de la rue, archétype de l’espace public, car gratuite et accessible pour toutes et tous. 

Enfin, dernier aspect de notre travail et non des moindres, nous œuvrons à l’encontre d’une binarité normée du féminin et du masculin dans le but de tendre vers une affirmation de nos identités complexes, riches. Un de nos prochains ateliers, intitulé « Imitations et limitations de moi-même », consistera à prendre des masques ou à les ôter, à se transformer, faire semblant, s’éloigner ou faire au plus près de soi, tester d’autres identités, par choix, par tirage au sort, par falsification, par artifice, par blague, par excès ou par dépouillement, dés-imiter et dé-limiter.




Pascale Lapalud et Chris Blache co-fondatrices de Genre et Ville