« Sans doute aujourd’hui la jeune fille sort
seule et peut flâner aux Tuileries ; mais j’ai dit combien la rue lui est
hostile : partout des yeux, des mains qui guettent ; qu’elle
vagabonde à l’étourdie, les pensées au vent, qu’elle allume une cigarette à la
terrasse d’un café, qu’elle aille seule au cinéma , un incident désagréable a
vite faire de se produire ; il faut qu’elle inspire du respect par sa
toilette, sa tenue : ce souci la rive au sol et à soi-même. Les ailes
tombent. »
Illustration A'urba
Sans le libre exercice de la flânerie urbaine, les ailes de la créativité féminine ne peuvent donc se déployer bien haut. 65 ans après ces lignes éclairées, quel est le bilan ? Qui, parmi les lectrices de ces lignes, n’a pas une fois expérimenté une éviction de l’espace public ?
Dans
ce « nous », j’inclus aussi les senior.e.s, pour lesquelles il y a encore parfois des « mains qui
guettent ». Mardi 21 octobre 2014,
22 heures, place des Quinconces, après Mommy
à l’Utopia et quelques momos tibétains, je m’en retourne chez moi, seule. Sur
les quais du tram, je rêvasse. Soudain, (oh non !), comme sorti tout droit
d’une de mes études anthropologiques sur l’usage de la ville par les femmes, se
matérialise à mon insu le scénario du mec qui colle. Lui, c’est « Carlos »,
ultra alcoolisé, sourire béat et compliments convenus, il veut savoir mon nom,
et inlassablement me repose la question-clé qui ouvrira peut-être bien une
porte plus intime ! « Je m’appelle Personne » lui dis-je
en tentant de détourner sa libido vers les manèges de la Foire aux plaisirs
d’où montent des hurlements d’excitation. Je lui surjoue la différence d’âge:
«Allez donc voir ailleurs, mon ami » ! Rien à faire, il a jeté son dévolu
sur ma vieille carcasse et n’en démordra pas. Quelle expédition pour le semer!
Entrer dans le tram, s’asseoir au milieu d’autres hommes, entamer une
conversation où il va s’immiscer, tromper ma vigilance (certes émoussée), lui
fausser compagnie en s’échappant à la station Paul Doumer, foncer place des
Chartrons (encore animée), prendre un vélo à la borne V-Cub et pédaler en toute
hâte pour atteindre le Grand Parc où j’habite depuis peu, dans un Bordeaux
subitement sombre et désert. Brrr !!
Ce
qui est grave dans cette confiscation de la nuit, c’est que l’élan vers la citoyenneté
naît de l’apprentissage qu’on acquiert en plongeant dans le tumulte complexe de
l’urbain. Les garçons se confrontent souvent dès leur prime adolescence aux
aspérités de l’altérité que réserve la rue. Les filles, elles, souvent mal
conseillées quant à leurs loisirs, sont aussi surprotégées dans leurs
déplacements. Dès leur puberté, elles se retrouvent dépossédées de cette liberté
d’aller et venir dans ce dehors où elles auraient pu se faire les dents.
D’où
l’urgence de changer nos représentations genrées et le système éducatif qui va avec.
Des
investigations auprès de plusieurs groupes contrastés de femmes aux âges, profils
familiaux et niveaux économiques différents sur des territoires de la métropole bordelaise attestent qu’aujourd’hui
encore, filles et femmes n’ont pas un
libre accès à la ville. L’aménagement urbain qui continue à projeter au sol une conception « androcentrée »
de la société est en partie responsable de leur disparition de certains espaces
de déambulation collective, à certaines heures. C’est une véritable
confiscation du bien commun que représente la ville.
Les
sorties féminines intègrent donc systématiquement une prévention du risque. Dans
les esprits, pèsent de tout leur poids les scénarios obsédants du harcèlement
verbal ou du geste déplacé. L’invention des « zones anti-relous »
témoigne de cette absence d’insouciance féminine qui nuit à leur
épanouissement.
Dès
lors, ne faut-il pas attendre des
politiques publiques qu’elles œuvrent à
l’éradication des préjugés genrés présents dans nos mentalités? N’est-il pas
enfin temps d’entraîner les générations futures de jeunes filles à prendre
réellement possession de la rue, symbole actif de l’égalité de leurs
droits ?
Trois
vœux auspicieux peuvent être formulés à
l’attention des générations futures de filles:
Qu’elles goûtent à la liberté
de l’esprit que confère la maîtrise des
interactions sociales !
Quelles abordent sans
crainte l’inconnu qui surgit au gré de
leurs déambulations !
Qu’elles soient assurées
du courage civil des passant.e.s ordinaires à n’importe quelle heure du jour et
de la nuit !
Marie-Christine
Bernard-Hohm
Ethnologue
urbaniste
[1] Extraits rassemblés chez Folio, collection Femmes de lettres, dans l’ouvrage La Femme indépendante, publié en
février 2014.