samedi 21 avril 2012

Débaobab 01 - Usages sociaux et politiques de l’espace public - Sandrine Rui


L’espace public existe-t-il en dehors de nos usages et de nos contre-usages ? Sans doute pas. Son caractère public dépend pour beaucoup de la façon dont les individus et les groupes sociaux pratiquent - et ce faisant produisent- cet espace.

Le Miroir d'Eau - Marie Amélie Clément-Bollée

Bien des lieux sont des équivalents fonctionnels de la rue et de la place alors qu’ils ne sont pas à proprement parler publics : au pied des escalators de Meriadeck et de Saint-Christoly, comme dans les galeries commerciales  d’Abu Dhabi et Texas City, jeunes et moins jeunes s’attroupent, se Rencontrent et flânent. A l’inverse, on peut dresser l’inventaire des usages et tentatives de privatisation, des plages de la Riviera à certaines rues et gated communities de Rio de Janeiro. Souvent, la privatisation va de pair avec la distinction : privatiser une plage, c’est empêcher les autres, sans le sou et sans savoir-vivre, de partager le même parasol. La demande de sécurité est un autre ressort de la privatisation. Parfois, fermeture et privatisation sont explicites ; mais les murs sont plus souvent « invisibles »[1]. Des lieux publics sont désertés par certaines catégories d’individus parce qu’ils ont été appropriés par d’autres : dans leurs promenades urbaines, les femmes évitent des lieux sur lesquels l’emprise des hommes est forte et dissuasive. Ailleurs, dans le quartier de Mea Sharim à Jerusalem, elles sont violentées pour avoir foulé le trottoir de l’autre sexe. Exclusion et auto-exclusion, barrières matérielles et symboliques, se conjuguent et rendent incertaines les frontières de l’espace public.

De fait l’espace public se décline au pluriel et non au singulier. Il est une mosaïque car les usages sont différenciés en fonction de nos Appartenances sociales, genrées, ethnoracialisées, confessionnelles… Certains disparaissent – les processions religieuses sont résiduelles - ; d’autres apparaissent – les apéros Facebook, les grappes de fumeurs près des cafés… Dans nos sociétés stratifiées, multiculturalistes et individualistes, cela entraîne des modes multiples d’appropriation toujours en tension.  D’ailleurs, plus l’espace public prétend être unifié, égalitaire et transparent, plus les barrières invisibles se dressent entre les groupes : ce que l’on gagne en civilité se perd en sociabilité. Nous vivons mieux ensemble dans l’espace public que jamais parce que nous nous ignorons de façon consciencieuse, avec une hypocrisie courtoise.

Même en fragile équilibre, cette urbanité tient car les espaces publics sont régis par des règles ; leurs usages sont gouvernés par des Normes. Un jardin public a des horaires d’ouverture et de fermeture ; une manifestation suppose une demande d’autorisation à la préfecture ; on ne peut pas faire du camping sauvage aux bords du miroir d’eau ; le couvre feu peut être décrété (ce fut le cas lors des émeutes urbaines de 2005) ou encore des mesures anti-bivouac peuvent être arrêtées. Règles et normes conditionnent l’accès, la visibilité, l’exposition, l’expression ; elles fixent ce qui est légal et illégal tout autant que ce qui est légitime et illégitime. Sans nécessairement de cohérence : le législateur peut tout autant combattre les « trappes à invisibilité » (coins, angles morts mais aussi burqua qui entravent la vision des autorités) que la sur-visibilisation (corps nus en mouvement, prostituées, messages outranciers…). Comme le révèlent les controverses sur la visibilité des marqueurs religieux (minarets en Suisse, prières de rue en France, sapin de noël à Montréal), il y a là autant de points de débats et d’achoppement. Malgré les tentatives de pasteurisation et les usages normés, l’espace public n’est jamais neutre ; il est structuré par la question de la légitimité et les Conflits de définition. Et l’on verse rapidement dans une correspondance entre une représentation concrète et physique et une représentation abstraite et Symbolique de l’espace public, qui est aussi civique et politique. Cette correspondance est parfois étroite : dans les années 60-70 se sont multipliées les places en forme de forum, d’agora, d’amphithéâtre, notamment dans les villes nouvelles. Comme le notent A. Germain et son équipe[2], architectes et urbanistes valorisent les espaces publics car ils les conçoivent comme des pièces maîtresses de la reconquête du lien social et de la démocratisation des affaires municipales. Les citoyens font la même correspondance : les envies de revendiquer, d’exprimer de la colère les poussent dans la rue. C’était vrai hier comme aujourd’hui. C’est vrai de la place Tahir à Homs, de Central Parl à Hyde Park, de la Puerta del Sol à Wall street. Ces usages de l’espace public ne s’accompagnent pas toujours de sonores « Dégage ! » Les cercles du silence à Toulouse ou à Bordeaux comptent aussi dans les répertoires d’action collective et les formes d’occupation de l’espace public, qui tout en se transformant rappellent que l’espace public demeure le Lieu du politique tant que l’on ne renonce pas à en faire usage.

Sandrine Rui
Maître de Conférence - Chercheuse au centre Emile Durkeim


[1] G. Di Meo, Les murs invisibles. Femmes, genre et géographie sociale, Paris, A. Colin, 2011.
[2] A. Germain, L. Liégeois, H. Hoernig, « Les espaces publics en contexte multiethnique. Religion, visibilité et pasteurisation, in X. Leloup et M. Radice (dir.), Les nouveaux territoires de l’ethnicité, Québec, Presses universitaires de Laval, 2008, p. 157-181