lundi 12 janvier 2015

DEBAOBAB #7 : Tu bouges ou tu reçois ? - Denis TRAUCHESSEC




Depuis quelques décennies maintenant la géographie s’intéresse aux sexualités. La réciproque est également valable. Ainsi, la recherche de partenaires tient compte de plus en plus de la position géographique. Jean François Staszack et Frédéric Giroud (2013) l’expliquent. La proximité devient un critère dans les rencontres. Le fantasme, lorsqu'il s'inscrit dans notre proximité géographique, s'ancre davantage dans le réel. C’est en ce sens que de nouveaux dispositifs de rencontre se déploient depuis quelques années. Les applications pour smartphone destinées aux rencontres gays ont été pionnières dans ce domaine avec, notamment, l’application Grindr, créée en 2009. Cette application utilise la géolocalisation pour situer dans l’espace son utilisateur et présenter par ordre croissant d’éloignement les autres usagers. Ce type de dispositif relève d’une géographie cybernétique dans laquelle l’utilisateur devient le centre du monde. Par le passé, la drague était une affaire de phénoménologie; aujourd’hui, il s’agit davantage d’un cahier des charges dans lequel on coche les rubriques qui nous intéressent. De plus, à l’inverse des sites de rencontre, les applications comme Grindr (depuis son incroyable succès, une myriade d’entre-elles ont vu le jour) se veulent mobiles (Alessandrin, 2013) pour sortir leurs utilisateurs de la stabilité du quotidien (Thévenin, 2013).

Si l’utilisateur laisse fonctionner son application de rencontre depuis son domicile, il va vite se lasser de voir seulement les autres utilisateurs qui habitent près de chez lui. En revanche, chaque déplacement dans l’espace public devient une possibilité de découvrir des utilisateurs inconnus et des partenaires sexuels potentiels. Qu’ils soient en déplacement à travers un quartier, dans une ville, dans un pays, pour le travail ou pour des vacances, l’actualisation des applications est devenue un réflexe pour les usagers. Des enquêtés à Paris disent faire des balades de repérage. Ils sillonnent les arrondissements pour voir qui serait disponible pour une rencontre. Le déplacement dans la ville se transforme en un voyage érotique dans lequel chaque nouvelle rue contient la promesse d’une rencontre. Les applications développent une érogénéité cybernétique de l’espace urbain, qui devient un terrain de jeu dans son ensemble. La dérive des situationnistes (Debord, 1956) connait alors une version 2.0, alliant la "sérendipité" (Lévy, 2004) et le ludisme érotique de la ville par le prisme des nouvelles technologies.

Jusqu’à peu, nous pensions l’érotisme comme un élément inscrit dans la durée. Le moment avant l’acte sexuel possédait une véritable force d’excitation. Aujourd’hui, ce qui est souvent recherché c’est le now, l’assouvissement de l’envie au moment de l’envie, la relation sexuelle sans engagement (Cattan et Leroy, 2013). L’autre devient un objet sexuel correspondant à nos désirs. Les profils sont optimisés pour ne pas perdre de temps dans les échanges préliminaires. Une photo, l’envie, le déplacement et le concept du now défrichent grandement un dialogue pas très clair. Toutes les informations importantes étant affichées sur le profil utilisateur, il ne reste que les détails pratiques à régler. Il y a un vrai refus d'investissement et de partage autre que physique, du moins avant l’interaction sexuelle.

Les grandes villes constituent depuis longtemps une sorte d’Eldorado pour les homosexuels, notamment masculins (Aldrich, 2006, Eribon, 1999, Leroy, 2009). Le nombre de partenaires sexuels potentiels s'y est multiplié, jusqu’à donner une dimension érotique, voire érogène, à l’espace urbain dans son ensemble (Bell, 2001). Les applications, en tant qu’outils géographiques générateurs de mobilité, permettent aux gays d’avoir une pratique utilitaire et rationnelle de l’espace public tout en développant le potentiel érogène de la ville.



Denis TRAUCHESSEC, doctorant en géographie, université d'Angers