-« Bonjour,
mademoiselle.
- …
- Mademoiselle, vous êtes
charmante.
- …
- Ben quoi, tu dis même pas
merci sale pute !! Dégage !! »
Une hiérarchie de l’espace se construit, entre les trottoirs et la rue,
entre le centre de la place et ses coins. Les murs et les entrées surélevées
des habitations sont utilisés pour s’appuyer. Cette occupation de l'espace
urbain, qu'on observe souvent chez des hommes d’origine maghrébine, est propre au
quartier: elle permet d'observer la place et de créer des lieux de sociabilité
entre les hommes.
Les jeunes femmes sont souvent interpelées
par l’un de ces hommes qui tiennent les murs, surtout l’après-midi, avant la
fermeture des boutiques, et le vivent parfois comme une intrusion. D’un côté,
la femme, isolée, son espace de protection réduit à son corps en tant qu’unité
véhiculaire; de l’autre, un univers d'hommes postés en petits groupes, parlant
en arabe. La possibilité d'esquiver ou de passer inaperçu est plus que réduite.
Les concernés n’habitent pas le quartier. Parmi eux, des vendeurs de cigarettes
à la sauvette, avec un fort turn over…
Tout au plus restent-ils quelques mois. Les nouveaux arrivants ont tendance à
provoquer les femmes. Les commerçants tolèrent la vente de cigarettes mais
n’admettent pas ces agissements et tentent de normer leur comportements. Le
samedi et le dimanche connaissent une fréquentation différente. Il y a peu de
« scènes » ces jours-là. Les terrasses, le samedi, accueillent une
population plutôt jeune et d'origines diverses. Le dimanche est le jour du «marché
aux épices», qui attire essentiellement une population d’origine magrébine.
On constate finalement la coexistence de
plusieurs représentations du quartier selon les genres. Cela varie aussi selon le type d'usage de l'espace public: les
femmes qui circulent dans le quartier dans la semaine, et au cours de la
journée ont davantage tendance s'y sentir importunées, voire agressées, que
celles qui s'y déplacent le soir ou le week-end.
L’interaction…. Transgression.
« L’autre
mec l’autre jour il me disait que si je voulais pas qu’il me parle, j’avais
qu’à pas le regarder comme ça, que j’étais une pute. Moi j’avais rien fait, je
le regardais comme je regarde n’importe qui» …
Les mouvements du corps signalent l’interaction.
Elle est initiée par le regard, puis peut s’accompagner de gestes des mains, de
la tête, un déplacement. La question de l’initiateur de la relation peut poser
problème : il arrive fréquemment que chacun renvoie à l’autre l'initiative de
l'interaction. Ce contact ne donne pas forcément lieu à une interaction verbale.
Un simple regard dans les yeux d’un homme peut entraîner une réponse de sa part.
Ce regard semble entendu comme une forme d’autorisation à interagir selon
l’homme… alors qu’il n’en est rien pour la femme … L’homme peut se déplacer
vers la femme. Il arrive qu’il se mette en travers de son chemin, c’est-à-dire
en face d’elle, et donc qu’il l’oblige à le regarder.
La transgression se situe ici dans le poids
de regards pesants, longs et concentrés, et dans la volonté de l’homme à
s’imposer dans le champ d’attention de la femme. Celle-ci doit réagir, lui
porter attention. L’ambiguïté de la situation repose sur le fait que même si
l'on veut respecter celui qui rentre en communication, on garde le droit de refuser
une interaction qu’on ne souhaite pas réaliser. Un sifflement peut retentir… Soit
celui du compliment, soit celui du chien qu’on appelle.
L’homme peut complimenter la passante en lui
disant qu’elle est « charmante » ou « jolie », ou simplement
lui adresser un « bonjour mademoiselle ». Les jeunes femmes qui ne
sont pas accompagnées par un homme sont souvent des
« mademoiselles ». Même s’il n’y a pas de violence apparente dans un échange
tel que celui-ci, il peut être mal vécu, désarçonnant. Si la transgression est ressentie
de manière intense, la réponse n’est pas forcément proportionnelle à la manière
dont on la perçue.
La transgression peut déranger de plusieurs
manières. Celle qui se joue ici relève d’une violation de l’espace intime de la
passante et du droit à être anonyme. Les femmes sentent qu’on leur impose un
cadre et un type d’interaction spécifiques.
La plupart des femmes répondent par l’indifférence,
parfois par un échange conciliant et diplomate, et plus rarement une réponse agressive.
Quand une interaction est sollicitée, elle porte l’obligation d’une réponse. Si
celle-ci n'est pas conforme aux attentes, elle sera sanctionnée Quelques femmes
d’origine maghrébine ont l’impression de passer un test en permanence, pour
« voir si elles sont des filles biens ». Leurs réponses consistent à
couper net en prétendant qu’elles sont mariées.
Armures
Afin de minimiser le risque d’interactions,
les femmes se parent : éviter le regard des hommes, porter différents
vêtements, avoir l’air fâchée pour cacher ce sex-appeal auquel certains hommes
ne semblent pas pouvoir (vouloir) résister... La stratégie s’applique alors à
n’importe quel individu et crée un climat de défiance.
Le mode de déplacement est un enjeu de
pouvoir. Marcher rapidement et au milieu de la route pour mettre une distance….
Parcourir le quartier en vélo pour diminuer le champ de force des hommes lors
de l’interaction. Le vélo permet plus facilement d’ignorer son interlocuteur :
ne pas s’arrêter est non seulement plus facile, mais aussi plus acceptable à
vélo à qu’à pied.
Enfin, certaines femmes vont jusqu'à éviter
certains quartiers, quitte à rallonger leur trajet. Elles préfèrent perdre un
peu plus de temps pour être tranquilles. Cette démarche s’inscrit dans une stratégie
de cheminement, dans le sens de la réflexion
intellectuelle plus que du déplacement géographique simple.
Emmanuelle Goïty, sociologue