L’espace public
existe-t-il en dehors de nos usages et de nos contre-usages ? Sans doute pas. Son
caractère public dépend pour beaucoup de la façon dont les individus et les
groupes sociaux pratiquent - et ce faisant produisent- cet espace.
Bien des lieux
sont des équivalents fonctionnels de la rue et de la place alors qu’ils ne sont
pas à proprement parler publics : au pied des escalators de Meriadeck et de
Saint-Christoly, comme dans les galeries commerciales d’Abu Dhabi et Texas City, jeunes et moins
jeunes s’attroupent, se Rencontrent et flânent. A l’inverse, on peut dresser
l’inventaire des usages et tentatives de privatisation, des plages de la
Riviera à certaines rues et gated
communities de Rio de Janeiro. Souvent, la privatisation va de pair avec la
distinction : privatiser une plage, c’est empêcher les autres, sans le sou
et sans savoir-vivre, de partager le même parasol. La demande de sécurité est
un autre ressort de la privatisation. Parfois, fermeture et privatisation sont
explicites ; mais les murs sont plus souvent « invisibles »[1]. Des
lieux publics sont désertés par certaines catégories d’individus parce qu’ils
ont été appropriés par d’autres : dans leurs promenades urbaines, les femmes
évitent des lieux sur lesquels l’emprise des hommes est forte et dissuasive. Ailleurs,
dans le quartier de Mea Sharim à Jerusalem, elles sont violentées pour avoir
foulé le trottoir de l’autre sexe. Exclusion et auto-exclusion, barrières
matérielles et symboliques, se conjuguent et rendent incertaines les frontières
de l’espace public.
De fait l’espace
public se décline au pluriel et non au singulier. Il est une mosaïque car les usages
sont différenciés en fonction de nos Appartenances sociales, genrées,
ethnoracialisées, confessionnelles… Certains disparaissent – les processions
religieuses sont résiduelles - ; d’autres apparaissent – les apéros
Facebook, les grappes de fumeurs près des cafés… Dans nos sociétés stratifiées,
multiculturalistes et individualistes, cela entraîne des modes multiples d’appropriation
toujours en tension. D’ailleurs, plus
l’espace public prétend être unifié, égalitaire et transparent, plus les
barrières invisibles se dressent entre les groupes : ce que l’on gagne en
civilité se perd en sociabilité. Nous vivons mieux ensemble dans l’espace
public que jamais parce que nous nous ignorons de façon consciencieuse, avec
une hypocrisie courtoise.
Même en fragile
équilibre, cette urbanité tient car les espaces publics sont régis par des
règles ; leurs usages sont gouvernés par des Normes. Un jardin public a
des horaires d’ouverture et de fermeture ; une manifestation suppose une
demande d’autorisation à la préfecture ; on ne peut pas faire du camping
sauvage aux bords du miroir d’eau ; le couvre feu peut être décrété (ce
fut le cas lors des émeutes urbaines de 2005) ou encore des mesures
anti-bivouac peuvent être arrêtées. Règles et normes conditionnent l’accès, la
visibilité, l’exposition, l’expression ; elles fixent ce qui est légal et illégal
tout autant que ce qui est légitime et illégitime. Sans nécessairement de cohérence :
le législateur peut tout autant combattre les « trappes à
invisibilité » (coins, angles morts mais aussi burqua qui entravent la
vision des autorités) que la sur-visibilisation (corps nus en mouvement,
prostituées, messages outranciers…). Comme le révèlent les controverses sur la
visibilité des marqueurs religieux (minarets en Suisse, prières de rue en
France, sapin de noël à Montréal), il y a là autant de points de débats et
d’achoppement. Malgré les tentatives de pasteurisation et les usages normés,
l’espace public n’est jamais neutre ; il est structuré par la question de
la légitimité et les Conflits de définition. Et l’on verse rapidement dans une
correspondance entre une représentation concrète et physique et une
représentation abstraite et Symbolique de l’espace public, qui est aussi civique
et politique. Cette correspondance est parfois étroite : dans les années
60-70 se sont multipliées les places en forme de forum, d’agora, d’amphithéâtre,
notamment dans les villes nouvelles. Comme le notent A. Germain et son équipe[2],
architectes et urbanistes valorisent les espaces publics car ils les conçoivent
comme des pièces maîtresses de la reconquête du lien social et de la
démocratisation des affaires municipales. Les citoyens font la même
correspondance : les envies de revendiquer, d’exprimer de la colère les
poussent dans la rue. C’était vrai hier comme aujourd’hui. C’est vrai de la
place Tahir à Homs, de Central Parl à Hyde Park, de la Puerta del Sol à Wall
street. Ces usages de l’espace public ne s’accompagnent pas toujours de sonores
« Dégage ! » Les cercles du silence à Toulouse ou à Bordeaux comptent
aussi dans les répertoires d’action collective et les formes d’occupation de
l’espace public, qui tout en se transformant rappellent que l’espace public
demeure le Lieu du politique tant que l’on ne renonce pas à en faire usage.
Sandrine Rui
Maître de Conférence - Chercheuse au centre Emile Durkeim
Sandrine Rui
Maître de Conférence - Chercheuse au centre Emile Durkeim
[1] G. Di Meo, Les murs invisibles. Femmes, genre et
géographie sociale, Paris, A. Colin, 2011.
[2] A. Germain, L. Liégeois,
H. Hoernig, « Les espaces publics en contexte multiethnique. Religion,
visibilité et pasteurisation, in X. Leloup et M. Radice (dir.), Les nouveaux territoires de l’ethnicité,
Québec, Presses universitaires de Laval, 2008, p. 157-181