« Si les femmes se travestissaient en
homme, elles deviendraient transparentes dans la ville » Eric Macé,
sociologue professeur à Bordeaux II, lors d'un entretien avec l'association
BAOBAB.
Étudiante
en cinquième année d'architecture, en pleine rédaction du mémoire de fin
d'études, je me penche sur la pratique de la ville par la femme et la notion de
lieux genrés. De cette remarque d'Eric Macé m'est venue l'idée de parcourir la
ville au masculin.
Nous sommes le mardi 14 octobre. Enfin
décidée à franchir le pas, je me précipite au magasin de déguisement de Musée
d'Aquitaine. Un peu de colle spéciale visage et des poils de barbe synthétiques,
le résultat est surprenant.
Il ne me reste plus qu'à me bander la
poitrine, et je me prépare à partir. Le moment de sortir approche
dangereusement. J'ai peur, en fait. J'appréhende. Ma respiration est plus
courte et je regarde mes pieds. Il est 17h, il fait encore plein jour, les gens
ont fini de travailler pour la plupart et la ville se gonfle à nouveau, les
terrasses se remplissent. Je ressens alors une sensation étrange. Une sorte de
malaise à l'idée des regards qui vont se poser sur moi dans la rue, et la
réaction des gens s'ils me démasquent.
Cette
difficulté à affronter les autres, leur regard comme une approbation, alors
qu'on n'a besoin d'aucun avis pour être soi. Mais on est ni fille ni garçon. Et
ça, ça dérange. Dans la société, un schéma normatif relie genre (construction
sociale instable) et sexe (événement biologique stable), ce qui représente une
erreur absolue. Une femme devrait ainsi être féminine dans l'espace public, et
un homme, masculin pour respecter les codes. Or, je vois le genre comme un
curseur qui bougerait sans cesse ; une identité malléable et mobile en
fonction du lieu où on se rend, des personnes que l'on fréquente, ou de
l'activité que l'on va pratiquer. Il y aurait selon moi non pas un unique
schéma binaire féminin/masculin mais une infinité de manières d'être genrées,
au moins autant qu'il y a d'individus. Nous avons tous un côté féminin et masculin
que nous exprimons à différents degrés.
Je sors en ville déguisée en homme mais je
suis une femme. Je me rends compte que j'occupe une nouvelle place dans
l'espace, avec les autres. Je pars en skate, habits larges et bonnet. Mes
épaules semblent se balancer toutes seules, ma mâchoire se resserrer!
Je suis tellement plus à l'aise sur ma planche ! Je bondis
au-dessus des bouches d’égout, j'escalade les trottoirs et inarrêtable, je
reprends de la vitesse. Un vrai « bonhomme ». J'acquiers tant
d'assurance, c'est presque de la schizophrénie. Je m'amuse à repasser par le
magasin de déguisement et là, une vrai scène de théâtre se produit à la caisse.
« Jeune homme ? » Le
vendeur à qui j'ai acheté la barbe deux heures plus tôt ne me reconnaît même
pas. Quelle ironie ! Le déguisement fonctionne.
Pourquoi les espaces sont-ils genrés?
La ville est-elle aussi accessible pour la femme que pour l'homme ?
La ville s'imprègne des
traces des individus qui la parcourent. C'est ce qui fait de Saint-Pierre un
quartier BOBO, la Victoire, un quartier jeune et les quais (skatepark, terrains
de foot), un endroit plus masculin. L'usage charge le lieu de codes ; traverser
un espace c'est s'identifier, se placer en tant qu'homme ou femme dans cette
rue. On parle donc bien d'une « manière d'être homme ou femme » en
ville. Comme un contrat inconscient accepté par tous. Investir un espace genré
masculin -c'est-à-dire un périmètre marqué d'une charge plus masculine par ses codes, ses équipements, ses
individus, ses pratiques- en étant une femme, c'est repousser la limite mentale
des codes, c'est jouer sur le genre pour changer le « contrat ».
Revenons au parcours.
Il est
21h17; je sors à nouveau. Il fait nuit et je suis plus à l'aise. Je pars vers
Saint-Michel, lieu de forte fréquentation masculine. Je regarde les gens, j'insiste,
mais le contact visuel est beaucoup moins évident. Je m'installe sur un banc,
juste à côté du bar tabac et... avec un groupe de huit hommes à ma droite.
Quelques femmes sont installées en terrasse. Quatre exactement. Je me suis
donnée comme règle de ne pas parler et d'observer. Le temps passe, les
terrasses se vident et les femmes disparaissent peu à peu. Le groupe d'hommes
s'agite un peu mais ne me dérange pas. Le tabac ferme et je me retrouve seule
sur ce banc à côté de la bande. La nuit qui avance pèse un peu plus sur ma
conscience, mon inquiétude. Il est 22h47 et je crains d'être la seule femme
infiltrée ici. J'assiste durant l'heure qui suit à une série de scènes. Une
jeune femme de 30 ans environ, puis une autre plus jeune passent devant le banc
du groupe. Deux garçons se lèvent pour venir les aborder, marchent à côté
d'elles pendant quelques secondes. Je n'entends que quelques mots: « Tu fais quoi ? C'était comment,
le week-end » Elles sourient, leur répondent avant de s'en retourner.
Vers 23h10, à nouveau, deux jeunes amies passent ensemble. Cette fois quatre
garçons les sifflent, mais ne se déplacent pas. Un des garçons se rapproche de
moi. C'est le moment le plus anxiogène de la soirée. Et ce que je crains
arrive. Il me parle. Je me retourne, fais mine de ne pas entendre à cause de
mon casque, puis je le retire.
-« Ouais mon pote qu'est ce que tu
fais là depuis deux heures, tu cherches un truc à acheter ou quoi ? Moi
j'ai s'tu veux, et pas trop cher !»
Je
prends la voix la plus caricaturale que je peux et je réponds : « Nan c'est cool mec, j'ai d'jà fumé
merci »
Il me
donne une tape amicale sur le genou et rétorque « Ok c'est cool mon p'tit gars, bonne soirée »
Ce
micro-échange peut paraître anodin, mais il représente à ce moment-là un
événement fort, puissant dans ma tête et dans mon corps. Il me faut un temps
pour me calmer et écrire ce qu'il vient de se passer. J'admets avoir eu peur,
mais tout ça a très vite cédé sous l’euphorie. Je suis restée deux heures sans
bouger dans cet endroit, à une heure où il est essentiellement investi par des
hommes. J'ai été interpellée d'une toute nouvelle manière, bien différente de
celle qu'ont connue les trois jeunes femmes. Pourtant, j'ai croisé les mêmes
hommes, dans le même espace-temps...
Almudena Bricogne, étudiant en master 2 d'architecture à l'ENSAP Bx