lundi 6 janvier 2014

La démolition au regard du paysage - Anne Fortier Kriegel



Après l'intervention sur la rénovation et le renouvellement urbain autour de politiques locales, avec l'exposé d’Étienne Parin, que nous venons d'entendre,  je vais tenter d'évoquer l'art de l’aménagement du paysage confronté à la question de la démolition,  car après la démolition vient, dites-vous,  la reconstruction.
Pour ce qui me concerne, je ne suis compétente que sur la question du paysage, et
Pour le domaine du paysage, l'idée ou le concept de démolition laisse à priori perplexe, car le paysage est lié à la vie, et les paysagistes savent bien qu'il ne faut jamais démolir un paysage, on ne fait pas table rase d'un paysage. Ils se souviennent aussi que dans le dictionnaire du Robert : on lit "cadavres retrouvés sous les démolitions". Or,  le paysage, nous le répétons, ce n'est pas la mort, c'est la vie.

Jardin de Préfiguration - Île Seguin - Boulogne-Billancourt -
Michel Desvignes paysagiste


Dans un chantier, on doit d'abord décaper la bonne terre et tenter de préserver ce qui intéressant, car le paysage donne à voir le milieu vivant. Le milieu vivant est attaché à la culture, qui a été cultivé par l'intelligence des hommes d'hier, cette intelligence nous avons besoin de la préserver pour aujourd'hui mieux organiser le paysage et le cas échéant le transformer. Il y a donc avec toute une série de précautions à mettre en œuvre, pour ne pas nous appauvrir en perdant les traces du temps et en faisant surtout disparaître la diversité des ressources utiles pour l'avenir.


Les paysages résultent de la mise en forme de l'eau, de la pierre et de la terre pour organiser la présence les mondes vivants (des végétaux et des animaux) de telle sorte que l'homme puisse y vivre. Il n'existe en effet pas de paysage sans l'homme ou autrement dit "une nature sans une culture qui lui ouvre les portes ça n'existe pas". Le paysage c'est donc, l'expression de la vie,  et au sein des mondes vivants, encore une fois, l'homme est au centre.  Car la culture du vivant a été développée depuis plus de deux mille ans par les communautés humaines et elle a procuré en France aux peuples austères de la méditerranée comme aux pays de l'ouest "le pain et les roses".

Le paysage relève donc d'un domaine vivant mais aussi d'un espace culturel. C'est   l'histoire et la géographie, c'est à dire la manière dont les communautés ont mis en valeur leur territoire en s'appuyant sur les ressources naturelles locales et en trouvant des formes d'organisation sociales respectant l’intérêt général. Plus que tout autre domaine, le paysage offre une vue d'ensemble, donne à voir une totalité, celle des mondes vivants et par là, on ne peut le morceler, le réduire à un tas de morceaux.

Pourquoi donc votre expression démolition garde un tel attrait et pourquoi lorsqu'on évoque  la  préservation,  le patrimoine, tout le monde fait un peu la moue ?  On peut attribuer la faute est à ce chenapan d'Arthur Rimbaud pour qui "il faut absolument être moderne" avait-il proclamé et chacun d'entre nous garde au creux de son oreille sa formule et il y a encore l'explication donnée encore une fois par le dictionnaire Le Robert "Toute synthèse nouvelle sort d'une analyse critique préliminaire : une phase de démolition la précède et la prépare". Tout le monde veut donc être moderne et ne personne ne souhaite être affublé d'un conservatisme de vieux et être relégué au passé. Le secret du succès de la formule est ce très vieux débat "ancien et moderne" mais peut-être tient-elle aussi du mythe du phénix : des cendres renaissent la vie.

Quoi qu'il en soit, avec la crise financière la crise sociale et écologique auxquelles nous sommes aujourd'hui confrontés le paysage qui est pour l'avenir et "tout qui a de l'avenir est pour l'avenir temporise le débat ancien et moderne en préservant la vie comme l'intelligence des hommes d'hier constitue un domaine essentiel porteur d'harmonie sociale de sentiment de sécurité, d'équilibre, de santé et de pérennité dont nous avons besoin aujourd'hui. C'est à dire une vision à la fois plus exigeante et plus productive, au delà de la simple juxtaposition des vues sectorielles qui se répètent de toutes parts et qui nous appauvrissent. La vision paysagère offre une vue d'ensemble par là, elle dépasse les individualismes, elle compose et croise l'apport d'intelligences diverses.

                                                                             *
 
C'est donc du travail particulier de l'homme de l'art, de son intervention sur le vivant nourrie par une dimension sensible, (qui n'est pas la sensibilité de tout un chacun) et qui est fondé sur un travail d'enquête de terrain et sur la réflexion dialectique qui va de la grande échelle au micro lieu. C'est à dire du projet d'aménagement que je voudrai maintenant évoquer et pour terminer en rappelant que le paysage est à faire de représentation dixit Georges Duby.

Aborder le domaine du paysage demande d'abord de comprendre votre petit caractère ou plus exactement de comprendre le caractère du site, de découvrir le sens du lieu, son type d'ancrage particulier dans un territoire, lorsqu'on engage un nouveau projet. Un projet s'incarne dans un lieu, un contexte local. Plutôt que démolir, il faut d'abord partir de la reconnaissance d'un paysage (comme ensemble réel) avant de pouvoir proposer une composition nouvelle.

Avec l'apogée du génie technique, on a voulu donner au projet d'aménagement un caractère scientifique. Si la pratique du projet possède une rigueur celle-ci, contrairement aux sciences exactes, part on l'a vu, d'une vision d'ensemble pour aborder ensuite le détail.
Mais, pas plus, qu'on ne peut réduire le travail du projet aux sciences exactes, on ne peut le limiter à celui de l'artiste-créateur qui offre de nouveaux modèles capables de fertiliser l'imagination. Parce que, l'usage du projet d'aménagement doit tenir compte du contexte, être partagé et rassembler la collectivité.

Le projet n'est pas non plus lié à l'étude universitaire car il est d'abord attaché à l'action. Ce que les universitaires appellent le corpus ne se réduit pas à l'étude des livres, s'agissant du projet, il tient à la rencontre avec le terrain, avec les gens, avec le temps passé et à venir. Le travail universitaire, au contraire, appelle l'analyse qui renvoie elle-même à l'analyse. Celle-ci se doit de rester neutre et par là, se situe dans une sectorisation cartésienne. A contrario, le projet qui doit nécessairement déboucher sur une réponse concrète et qui colle au terrain, force à prendre parti, exige un engagement, un don de soi.

Si l'approche du projet demeure délicate, cela tient au fait qu'il s'agit d'un domaine sur lequel on ne communique pas. La démarche du projet tient traditionnellement du secret de fabrication et le concepteur le garde jalousement par devers lui. Pourtant le projet est parfaitement accessible à un talent hors du commun.
On peut évaluer la qualité d'un projet si on prend conscience que celui-ci est lié à deux types de pratiques ; la représentation dessinée de l'aménagement à venir et un concept ou une idée. L'idée ou le concept qui guide le projet peut-être exprimée sous forme de métaphore. Elle évoque les qualités physiques, historiques, symboliques d'un site. La métaphore permet à chaque individu de se réapproprier le territoire habité. A titre d'exemple lorsque j'évoque un "nid douillet", je traduis l'image sensorielle d'un lieu. Je donne une consistance à quelque chose qui demeurait jusqu'alors dans le domaine de l'inconnu.

La pratique du projet est ainsi affaire de cultures, celle de l'image transcrivant le génie du lieu et celle du verbe exprimé par celui du langage (explicitant la représentation).                                    
La réflexion est traduite par une représentation dessinée qui peut s'exprimer à travers toutes sortes d'outils. Le dessin en construit une synthèse dont l'homme de l'art ne peut se priver. Le travail de dessin permet d'étudier le terrain en se constituant des références attachées à l'histoire et la géographie du lieu. A la différence de la photographie liée à l'instant passé, l'instantané (utile et nécessaire comme document préparatoire et de documentation), le dessin permet de prendre le temps, de mesurer les hauteurs et les distances, fait toucher du doigt la manière dont un territoire a été habité, les mutations opérées ces dernières années et par là, le dessin permet d’émettre les jalons d'une réflexion pour l'avenir. Il résulte d'un regard ordonné capable de révéler les éléments symboliques du site et d'en interpréter les potentiels.

Michel Desvignes (c) - Géographie Amplifiée - 2010 - Centre Pompidou

La représentation dessinée donne à voir l'essentiel et à comprendre les formes spatiales. Le dessin est encore l'occasion d'approfondir la réflexion sur la forme, la texture, la matière ou la couleur. A chaque échelle lorsqu'on dessine, on sélectionne, on repère les enjeux, on évalue les partis à prendre, alors qu'avec l'outil informatique comme avec la photo, il n'existe pas de sélection puisque la photo prend tout. Quand on passe d'une échelle à une autre, l'ordinateur ne choisit pas, il se contente d'étirer, d'agrandir ou de réduire, de là s'expliquent que les décisions qui doivent être proposées ne sont pas toujours repérées. Si l'effort intellectuel ne s'effectue pas de la même manière dans le changement d'échelle, le fait de travailler dans un premier temps manuellement permet l'apprentissage délicat de la manipulation d'échelle.
 
Un plan dessiné permet de visualiser, d'apprécier les valeurs qui fondent un lieu et de donner à penser comme à imaginer ses transformations, le dessin ouvre les portes de l'imaginaire car il permet les indispensables allers-retours. Ces cheminements itératifs sont autant de vérifications, formulations, reformulations, et sont à l'image des redites ou des corrections utiles pour aboutir.
 
Le projet se construit à travers une série de va-et-vient qui intègrent différentes échelles traversant la diversité des domaines et des savoirs.
On le voit, Le travail du paysagiste se situe dès lors dans une forme complexe de besoin d'intimité, et d'échelle. Le concepteur doit entrer en relation avec les mondes vivants.



Anne Fortier Kriegel
architecte paysagiste, enseignante
et Déléguée du pôle paysage du Conseil Général du Développement Durable