Cliché Maxime Couturier
INSURGEONS-NOUS !
Musée social, mouvement
urbain
L'observation sociologique
des espaces urbains par les arts :
un modèle original de
production de connaissance sur la ville ?
De Tarir à Maidan en
passant par Taksim et la Puerta del Sol, les espaces publics des
métropoles mondiales sont devenus en ce début de 21ème siècle les
symboles incontournables des insurrections qui s’y sont déroulées.
L’espace public se réaffirme ainsi comme le lieu et l’enjeu du
pouvoir. Au regard de ces événements, c’est bien la question de
l’espace comme lieu d’expression de la citoyenneté qui est
posée. Qu’en est-il de l’espace public bordelais ? Dans quelles
mesures est-il un lieu d’expression et d’appropriation
communes ? Comment les aménagements urbains témoignent-ils d’un
acte politique ? Avec l’individualisation de la société, les
temps physiques collectifs semblent de plus en plus rares, remplacés
par des rapports virtuels qui s’organisent différemment et se
structurent en communautés ciblées. Plus que jamais, l’espace
public comme temps de la vie collective et démocratique doit être
réinventé. Les espaces sociaux virtuels lui ont conféré un rôle
privilégié, celui d’un temps où les interactions ne sont pas
simulées.
L’action culturelle dans
la cité comme outil de production de connaissances sur la ville
Pour interroger la capacité
de l’espace public bordelais à être le support de revendications,
nous avons choisi d’importer des postures insurrectionnelles dans
cet espace. Sous forme de musée social, elles sont mises en scènes
par des comédiens, et témoignent, à l’échelle du corps et du
parcours quotidien des habitants/usagers, du rôle politique et
décisionnel de l’espace public. Le choix comme lieu
d’expérimentation de l’hyper-centre bordelais, dont les places
et espaces publics évoquent souvent les termes de « ville
musée » ou « d’espaces aseptisés », rend le
contraste d’autant plus saisissant. Notre hypothèse d’enquête
s’appuie en partie sur les travaux du sociologue Maurice Halbwachs,
qui postule que l’espace physique génère un espace social et
réciproquement. L’hyper-centre bordelais suscite, en l’occurrence,
des comportements sociaux homogènes, neutres et pacifiés.
« L’espace ainsi produit sert aussi d’instrument à la
pensée comme à l’action. Il est, en même temps qu’un moyen de
production, un moyen de contrôle, donc de domination ou de
puissance. Il permet des actions, en suggère ou en interdit.»
(Lefebvre ; 1972 : 88-89) L’idée est de donc de
confronter « ville musée » et « musée social »
afin d’analyser les comportements socio-spatiaux à l’œuvre. En
quoi l’importation d’un musée social mettant en scène des
postures insurrectionnelles, c’est-à-dire des représentations
sociales en rupture avec le contexte du cadre d’analyse,
contribue-t-elle à reconfigurer l’espace public et à modifier ses
usages par les habitants/usagers ?
Nous avons choisi de
réaliser la performance à un moment de la journée bien
particulier, celui dit de l’after-work, à partir de 18h30. Un même
espace possède des temporalités et des usages différenciés au fil
de la journée. Nous avons identifié ce temps de fin de journée
comme celui proposant la plus grande multiplicité des usages, et de
ce fait davantage de dynamisme et de réactivité dans les lieux
d’observation. Nous retrouvons des touristes, des promeneurs, des
individus en terrasse qui transforment l’hyper-centre en espace de
sociabilité et de convivialité ; mais aussi des personnes en
mouvement, qui se déplacent, ou encore d’autres qui attendent. Ce
moment est également intergénérationnel. Cette diversité
d’usages, de populations, et ce mouvement permanent tranchent
parfaitement avec le déplacement lent ou l’immobilité des
comédiens pour mieux les révéler. Le dynamisme ambiant met alors
en évidence de manière plus lisible le processus de retour à un
rythme de vie « ordinaire » dans les usages de l’espace.
Il permet aussi d’interroger les traces qu’en gardent les
spectateurs (continuent-ils à parler de la performance, du thème de
l’insurrection ? Gardent-ils les photographies ?)
L'intérêt de l'action
culturelle dans la cité comme méthode d'enquête active, se
manifeste dans une performance artistique qui rend lisible à
l’observation sociologique l’anatomie de processus socio-spatiaux
à l’œuvre dans la ville. Pour cela, elle vient se proposer comme
un espace-temps extraordinaire, en rupture avec la quotidienneté de
la vie urbaine, qui crée des lieux éphémères d’expérimentation
collective et donne à voir l’espace public dans toute sa
complexité.
Présentation de la
performance : le théâtre-images
Un contexte insurrectionnel
donne à voir des mouvements corporels, des messages et plus
généralement des codes qui lui sont propres. Ce sont ces postures
communicationnelles singulières qui sont ici mobilisées dans la
performance.
À partir d’un choix de
photographies de presse, vingt-cinq comédiens rejouent sur
différentes places du centre-ville des postures insurrectionnelles
emblématiques afin d’interroger les notions de révolte et de
réappropriation créatives, politiques et militantes de ces lieux.
Mis en mouvement dans l’espace urbain, ce cortège de statues
vivantes se déforme et se reforme au rythme des espaces urbains et
des groupes d’individus rencontrés. Il se déplace en marquant son
territoire et en laissant derrière lui des traces de son passage, de
manière à continuer de transmettre son message. À chaque place
investie, le cortège se fige et les comédiens se dispersent afin de
reproduire leur posture pendant quelques minutes, avant de reformer
le groupe et de continuer le parcours.
Par l’intervention de
médiateurs, les spectateurs de la performance (passants, touristes,
clients des commerces) sont invités à participer en tentant
d’identifier les scènes rejouées devant eux à l’aide des
images d’origine des manifestations qui leur sont données. La
photo imprimée devient objet social et support à des échanges sur
les thématiques.
Le déroulement de la
performance et la façon dont elle est reçue par les spectateurs ont
été analysés par deux sociologues pour que le projet artistique,
au-delà des critères esthétiques, devienne un outil à part
entière pour étudier les modalités d’appropriation de l’espace
public. La
grille d’observation sociologique des effets de la performance
artistique sur les usages de l’espace urbain propose trois
niveaux : réaction, interaction et participation des
habitants/usagers de l’espace public.
Cliché Maxime Couturier
L’observation sociologique
de la performance artistique, temps et espaces des usages de la ville
« La communion des
regards »
L’arrivée des comédiens
sur les places produit une forme de suspension du temps.
Le moment d’arrivée des
comédiens et leur début d’entrée en scène, où ils prennent
possession de tout l’espace public, est le temps le plus fort et le
plus mobilisateur observé parmi les habitants/usagers. Le temps
s’arrête, comme suspendu pendant quelques minutes, les
conversations en terrasse des cafés s’interrompent, les passants
et les vélos marquent un temps d’observation afin d’analyser
cette situation inhabituelle.
La dynamique de l’espace
est alors ralentie car il se passe « quelque chose » de
non identifié, d’étrange, mais pas suffisamment pour que cela
paraisse alarmant ou dangereux. Les gens observent, s’observent,
ressentent l’espace devenu spectacle. Ces précieuses minutes sont
aussi le seul moment où tous pratiquent l’espace public de la même
manière, leurs regards convergeant vers la mise en scène.
L’expérience sociale commune de l’intervention des comédiens
tient dans ces premières minutes.
Les ambiances urbaines sont
ainsi modifiées, plus silencieuses, plus ralenties, presque
délicates ; les individus s’effacent pour un temps, l’espace
public se fait doux pour accueillir une intervention qui,
paradoxalement, ne l’est pas dans son message. Cette scène se
répète systématiquement à chaque place investie par la
performance des comédiens.
« Mais kessessé ?
Kessissepasse ? »
Les différentes formes de
réaction des habitants/usagers face à la performance artistique.
Partage de sensations,
association culturelle et commentaires sur les corps
Après une phase de ressenti
silencieuse et intériorisée, les usagers expriment leurs
sensations, souvent associées à l’étrangeté. Beaucoup font
référence à la culture des séries américaines, comme l’invasion
de zombies de The Walking Dead. Dans cette phase de réactivités des
usagers, le débat va primer et les échanges sont très largement
centrés sur les corps des comédiens.
Susciter des
interrogations : la recherche du sens politique de la
proposition artistique
« C’est de l’art…
Ils prennent des positions, regarde, ils ne bougent pas. Mais je ne
sais pas, c’est quoi le but ? ». Les habitants/usagers
s’interrogent sur le sens à donner au bouleversement socio-spatial
amené par la performance. Ils réagissent également aux
« cartes-photos » qui leur sont distribuées et qui
reprennent des images insurrectionnelles. Certains cherchent du côté
des causes et des mouvements sociaux : « c’est pour la
Palestine ? » / « C’est pour défendre quoi à ton
avis ? » / « C’est le mariage pour tous ? ».
Entrer en communication avec
d’autres habitants/usagers
La difficulté de cerner
« qu’est-ce qu’il se passe ? » entraîne, notamment
sur les terrasses, des discussions entre inconnus, afin de deviner la
nature de l‘événement qu’ils sont en train d’observer. Bien
que ces échanges ne durent pas très longtemps, l’étonnement
pousse les personnes à lancer à voix haute des interrogations
partagées. Cependant, ces échanges restent de l’ordre de la
réaction et ne permettent pas réellement de créer un espace de
communication et de débat entre les groupes d’habitants/usagers.
Spécialiste ou ironique :
une palette de réactions sur l’art et les performances
Une partie des
habitants/usagers mobilisent leur culture artistique ou leur
connaissance approximative de l’agenda culturel de Bordeaux :
« c’est le truc de la Biennale, là » / « c’est
ça alors, un flashmob ? Je suis contente d’en voir enfin
un ! » / « Ouais, une performance, quoi, ça me
rappelle celle que j’avais vue dans la rue Sainte-Catherine avec
des Blanche Neige qui tenaient des kalachnikovs » [avec un air
blasé]. Si certains passants osent traverser avec leurs sacs de
courses entre les statues humaines, les personnes autour
désapprouveront cette initiative, qualifiée de non respectueuse du
spectacle. Tout le monde commente à voix haute ce qu’il voit en
direct, ce qui permet d’entendre de nombreuses réactions et
décryptages communs. Peu de personnes comprennent de quoi il s’agit,
beaucoup ont des interprétations similaires, notamment parmi les
jeunes de 20 à 30 ans. Certains d’entre eux font de l’humour,
comparent la performance au jeu « 1-2-3 soleil ! »,
applaudissent avec ironie, comparent les déambulations en chenille
zigzaguante à la réalisation d’un créneau de voiture, etc.
« Ah ! C’est de l’art » / « Ça c’est
« l’art » tu comprends » / « C’est
une « peeerformance » artiiiiistique !!! ».
Le rejet de la performance :
un vécu intrusif
Place « Caju »,
sur la terrasse, une tablée de 4-5 collègues prend l’apéro, il
est presque 21h. Voyant la troupe arriver et s’installer sur la
place, ils commencent à râler fort. Une sociologue se retrouve
juste à côté d’eux, et se fait interpeller. « Que des
conneries » dit le seul homme de la tablée, puis il me
regarde : « excusez-moi si ce sont vos copains ».
J’ai alors demandé ce qui le gênait dans cette situation :
« On est là pour prendre l’apéro, pour être tranquille
après le boulot. C’est notre quatrième bouteille, on est pétés,
on n’est pas là pour ça – il montre les comédiens – là ils
vont faire leur théâtre sur notre tête, ils vont prendre des
positions figées à côté de nous, je n’aime pas ça, c’est
oppressant, on est là pour être tranquilles. Après, excusez-nous,
c’est juste notre avis ».
The place to be :
capter l’instant
Quelques habitants/usagers
ne cherchent pas à verbaliser ce qu’ils voient mais captent
l’instant en prenant une photographie avec leur téléphone
portable. Conserver le moment, le compiler, donner la preuve de leur
présence face à un évènement considéré comme exceptionnel :
l’acte de plus en plus anodin du citadin qui aime être là au bon
moment et ne pas « rater » quelque chose.
Stratégie de « je ne
vois rien du tout »
Il y a, dans chaque place
que les comédiens occupent, quelques passants ou clients des cafés
qui font comme si de rien n’était. Il est intéressant d’observer
ces gens qui font, pour ne pas se laisser interpeller par
l’événement, mine de ne rien voir ou d’assister à ce genre
d’occupation d’espace public à chaque fois qu’ils sortent. À
l’image des touristes craignant d’être accostés par les
vendeurs ambulants des grandes villes, ces passants semblent avoir
peur de se faire embobiner.
Sans questionner ce qu’il se passe autour d’eux, leur
comportement consiste à s’éloigner vite et discrètement de
l’endroit où se déroulent ces activités qui paraissent
« bizarres », voir hors norme.
Le rapport à la photo
imprimée : « Il faut leur donner de l’argent ? »
Peut-être que cette
question, entendue à de nombreuses reprises, explique en partie la
stratégie du « je ne vois rien du tout ». Ces réactions
sont souvent entendues par les médiateurs qui distribuent les
« cartes-photos » insurrectionnelles. Il est à noter que
celles-ci sont de « très bonne qualité », autrement
dit, le format et l’épaisseur du papier correspondent à celui
d’une carte postale. Les habitants/usagers reçoivent donc un objet
qu’ils peuvent conserver, une trace de l’évènement. On remarque
alors que la gratuité surprend un certain nombre de personnes
rencontrées : « vous vendez ça combien ? Rien !
C’est une blague ? » / « Vous êtes sérieux ? ».
Face à la gratuité, plusieurs réactions sont également
possibles : « je peux en prendre plusieurs ? »
/ « Je peux choisir ? » / « C’est cool, il
n’y a pas de logo ou de message dessus, juste la photo ! »
Certains donnent malgré tout de l’argent aux médiateurs, quand
d’autres pensent qu’il faut rendre les « cartes-photos » :
« attendez ! Vous avez oublié vos photos ! »
Le support photo permet à certains habitants/usagers de prolonger la
discussion, l’image suscitant des souvenirs (« Ah oui, je
m’en souviens, je l’ai vu en direct à la télé ! » /
« J’y étais, au mur de Berlin ! Quel souvenir ! »)
ou une réflexion plus générale sur le contexte insurrectionnel
(« C’est vrai qu’on imagine pas que des événements comme
ça soient encore possibles ici ! »).
« Théâtre image :
seuls les enfants, les jeunes, les marginaux, les touristes
participent ».
Les gens commentent,
s’interrogent, mais peu osent s’immiscer dans un spectacle qui
semble davantage fait pour être regardé. Ce sont souvent les
enfants qui vont s’approcher ou imiter quelques comédiens. Peu
d’habitants/usagers prennent l’initiative de suivre le cortège,
peu vont parler aux comédiens, et ce sont souvent les individus
« marginaux » ou des jeunes en Erasmus qui débattent,
critiquent ou suivent un peu le cortège, par exemple entre la place
du parlement Sainte Catherine et la place Camille Julian.
Aussi, on peut penser qu’il
est plus évident pour les touristes de se prêter au jeu, sans
craindre de croiser des connaissances ni prêter attention à l’image
qu’ils peuvent donner dans l’espace public. De plus, ceux-ci
portent généralement plus d’attention à l’ambiance urbaine, et
ont peut-être une volonté plus prononcée d’en faire partie.
« Du contournement
discret plutôt que de l’improvisation sociale »
Les pratiques de
réajustement dans l’espace public face à la performance
artistique
Au niveau des flux et des
mouvements dans l’espace des usagers, la performance apparaît
comme « envahissante ». Des piétons avec leurs courses
dévient les comédiens en poussant des « ouhlala ! »,
les cyclistes posent le pied par terre pour continuer à avancer…
Bref, on observe davantage des stratégies de contournement de la
performance plutôt qu’une traversée déambulatoire entre les
statues. Pour certains, il s’agit de ne pas gêner en déviant sa
trajectoire, d’échapper aux regards braqués sur la performance.
Comme si les usages premiers des espaces publics
(s’asseoir/circuler/prendre un verre entre amis) restaient les plus
forts face à au caractère exceptionnel de l’instant. Il semble
alors que les normes d’usage des espaces publics forment un
« carcan normatif » relativement fort, laissant encore
peu de place à l’improvisation sociale pour réinventer des usages
nouveaux.
Un retour rapide à
l’activité principale comme retour à la norme.
Le plus surprenant est sans
doute la rapidité avec laquelle l’espace public revient à la
norme, à l’usage pour lequel il est conçu dans son fonctionnement
quotidien. Les habitants/usagers redeviennent très vite des
consommateurs bavards de terrasses de café, les passants reprennent
rapidement leur chemin et traversent les places dans tous les sens,
les gens sur les bancs remettent leur casque de walkman ou
feuillettent à nouveau le programme de l’Utopia.
Cliché Maxime Couturier
Conclusion :
S’insurger, OUI ! Mais ce n’est ni le lieu, ni le moment !
L’hyper-centre bordelais,
un espace pacifié pour une vie urbaine maîtrisée ?
Mettre en scène et diffuser
des postures insurrectionnelles suscite des réactions diversifiées.
Notre dispositif d’enquête sociologique permet de saisir les
effets d’un aménagement urbain « aseptisé » sur la
capacité des habitants/usagers à penser différemment cet espace.
Choc, malaise, rejet ou au contraire curiosité et appropriation,
nous avons remarqué une réelle appétence du public pour la
thématique et sa mise en scène, parfois même une volonté
d’exprimer des revendications sociales et urbaines. Pourtant, les
représentations de l’insurrection ne semblent pas sortir du cadre
théâtral proposé. L’espace public de l’hyper-centre résonne
comme un cadre spatio-temporel qui rend difficile les représentations
sociales de l’insurrection. La majorité des personnes voient la
performance comme un spectacle à consommer, un élément du musée,
et n’arrivent pas à détacher le fond de la forme. Est-ce propre à
ces espaces ? Est-ce lié au moment de la journée ? À la
population ? Chaque ingrédient de la vie urbaine (individu,
comportement, performance, discours, architecture, aménagement) se
retrouve muséifié, et devient un élément du décor. Nous pouvons
alors nous demander quels sont les lieux bordelais où peuvent se
matérialiser, sans perdre de leurs sens, les représentations
individuelles et collectives des contextes insurrectionnels.
Conception – Réalisation :
Léa Buijtenhuis / Metteur en scène
Maxime Couturier / Directeur artistique,
photographe
Jean Grosbellet / Chercheur de temps,
urbaniste à emporter / BAOBAB Dealer d’Espaces
Maxime Lopez / Urbaniste
Fanny Lung / Sociologue
Selen Serçen / Sociologue
Manon Vivière / Sociologue